Justiciers sans justice

Comment les États protègent-ils les lanceurs d’alerte ? Chaque pays applique une législation différente, mais aucun n’assure une défense idéale.

Il ne fait aucun doute que lancer une alerte entraîne un certain nombre de risques. Dans les régimes totalitaires ou autoritaires, l’avertissement public est considéré comme un appel à la révolte contre les détenteurs du pouvoir, un crime contre l’État. On l’a vu au début de la crise du coronavirus : les premières voix ont été tout simplement étouffées, quasiment au sens propre, puisqu’on reste sans nouvelles de plusieurs scientifiques chinois. Dans nos pays démocratiques et libéraux, la puissance des intérêts industriels ou financiers s’exerce sous forme d’actions en justice parfois ruineuses pour le dénonciateur. Mais comment protéger efficacement les lanceurs d’alerte ? À vrai dire, aucun pays ne semble avoir trouvé la solution.

Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, qui figurent parmi les meilleurs élèves de la soixantaine de pays ayant pris des dispositions pour protéger les lanceurs d’alerte, on constate que la protection légale s’exerce surtout en faveur d’employés d’État ou de services publics. Cela dit, même si la première loi visant à protéger les dénonciateurs d’abus commis par des sous-traitants de l’administration publique date de 1863, Barack Obama n’a pas hésité à plusieurs reprises à user de l’« Espionnage Act » de 1917 pour poursuivre toute personne coupable de « révélations de secrets liés à la défense du pays ». C’est le cas de Chelsea Manning, Edward Snowden ou encore Julian Assange. En droit américain, cette notion est très extensive. Certains citoyens ont ainsi été accusés de « coopérer avec les terroristes ». Leurs fautes criminelles ? Avoir pris du retard dans le paiement de leurs impôts, privant indirectement l’US Army de ressources financières.

En France, sous la pression constante d’organisations dénonçant des scandales financiers ou liés à des pratiques sanitaires (corruption, financements illégaux de campagnes, implants défectueux, médicaments dangereux, etc.), le législateur a accouché de diverses lois, dont la loi « Sapin 2 ». Elle prévoit qu’un lanceur d’alerte s’adresse d’abord à ses supérieurs hiérarchiques avant d’interpeller les autorités. Si ces derniers ne réagissent pas dans un délai de trois mois, l’opinion publique peut être avertie. Ce qui laisse le temps nécessaire à l’entreprise éventuellement fautive de camoufler ce qui doit l’être.

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US Army Private First Class Bradley Manning (C) and military officials depart a US military court facility as the sentencing phase continues in his trial at Fort Meade, Maryland on August 20, 2013. A US military judge has said she will announce a sentence on August 21, 2013 for Manning, the soldier convicted of espionage for giving classified government documents to WikiLeaks. AFP PHOTO / Saul LOEB (Photo by SAUL LOEB / AFP)
Chelsea Manning au moment de son procès en 2013. L’ancienne analyste militaire avait été condamnée à une peine de 35 ans de prison pour avoir transmis des documents classés « secret-défense » en 2010 à WikiLeaks. Elle a été libérée en 2017.

Question d’intérêt

L’Union européenne a adopté en octobre 2019 une directive de protection entrée en vigueur en décembre de la même année, mais pas encore transposée dans les droits nationaux des États membres. Elle protège tout type de lanceur d’alerte, public ou privé, mais seulement pour les cas de violation du droit européen (fraude fiscale, protection des consommateurs notamment). Bruxelles confirme que dans l’UE, outre le Royaume-Uni, seuls le Luxembourg, la Roumanie et la Slovénie disposent à ce jour de législations complètes sur ce point. La question de l’expertise rapide de l’alerte et des motivations du lanceur reste centrale, notent plusieurs ONG actives dans la promotion d’une législation claire et cohérente, dans tous les pays. Le cas de la dénonciation de la chloroquine par des chercheurs liés à des laboratoires intéressés à la prescription d’autres traitements est là pour l’illustrer : on ne peut ni favoriser la délation ni bâtir une société d’alerte permanente. Il arrive que certains lanceurs d’alerte se trompent de bonne foi : la dénonciation du danger des vieux amalgames dentaires au mercure a été prise au sérieux par le public, mais considérée comme sans objet par l’ensemble des agences sanitaires. Le lanceur d’alerte, le Dr Jean-Jacques Melet qui en avait fait son combat, s’est suicidé en 2005.

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