Interview de Serge Tisseron
– L’utilisation des outils numériques à l’école est-elle indispensable pour bien préparer nos enfants au monde de demain (on parle aujourd’hui de quatrième révolution industrielle) ?
Serge Tisseron – Les outils numériques évoluent très vite, et personne ne sait ceux que nous utiliserons dans quinze ans, ni non plus quels seront les métiers les plus demandés. Mais nous savons que les apprentissages devront se faire tout au long de l’existence et qu’ils mettent en œuvre l’ensemble de l’humain, et pas seulement l’intelligence hypothético- déductive qui est souvent la seule à être encouragée par l’école. Apprendre mobilise en effet le corps et tous les sens, huit formes différentes d’intelligences, les émotions et la socialisation. L’enseignement doit inviter les élèves à développer les qualités qui leur seront toujours nécessaires : être autonome et savoir coopérer, être créatif et être capable de faire des critiques constructives. Par exemple en pratiquant la classe inversée, le travail collaboratif, le tutorat entre élèves, les débats et les controverses. Cela ne nécessite pas d’introduire des outils numériques, d’autant plus que si le numérique peut apporter beaucoup, on s’y perd facilement si on n’a pas développé des qualités traditionnelles associées à la culture du livre comme la mémoire événementielle et la compétence narrative.
– Dans le livre 3-6-9-12 Apprivoiser les écrans et grandir, vous vous adressez aux parents et aux pédagogues pour leur donner quelques repères en fonction de l’âge de leurs enfants. Comment ces repères sont-ils perçus ?
– Ces conseils sont organisés autour de quatre âges clés : 3 ans, 6 ans, 9 ans et 12 ans. Ils fondent ce que j’appelle une « diététique des écrans », pour apprendre à s’en servir et apprendre à s’en passer. Ces conseils sont bien perçus dans la mesure où ils sont guidés par le projet d’un climat familial serein autour des écrans : en limitant les temps d’écran en famille pour favoriser les échanges conviviaux, en privilégiant les écrans partagés sur les écrans solitaires, en choisissant avec les enfants leurs programmes, en parlant avec eux de ce qu’ils voient et font avec les écrans, et en encourageant leurs activités de création à tout âge, avec ou sans outil numérique.
– N’y a-t-il pas d’autres priorités que le numérique à l’école ?
– La priorité, bien sûr, c’est l’être humain : comprendre que l’élève a besoin d’une relation vivante avec un enseignant qui valorise ses possibilités, et auquel il peut s’identifier dans une relation dynamique et créatrice aux savoirs. Le numérique ne suffira donc pas à changer l’école mais, en même temps, il y a sa place. D’abord, il est essentiel que les enfants, dès l’âge de 8 ans, soient éduqués au numérique, car ils l’utilisent sans cesse chez eux. Cela veut dire leur expliquer le fonctionnement d’Internet, ses pièges, ses modèles économiques, les réseaux sociaux, et aussi leur propre fonctionnement mental face aux écrans. Mais le numérique permet également d’intégrer des enfants handicapés dans le circuit normal, de remotiver certains élèves et de favoriser l’auto-évaluation. Le numérique n’est pas une baguette magique. C’est un outil dont il ne faut pas attendre ce qu’il ne peut pas donner, mais qu’il faut apprendre à utiliser pour ce qu’il peut apporter.
Le numérique ne suffira donc pas à changer l’école mais, en même temps, il y a sa place.