Interview de Sami Kanaan
Toutes les formes de culture se démocratisent.
Quels sont les défis qui se posent lorsque l’on veut dynamiser une institution culturelle et accroître son rayonnement ?
Le défi est permanent : résister à la tentation de croire que l’on a convaincu, qu’on est en terrain conquis. Il faut se remettre sans cesse en question ; le lien entre l’institution et le public évolue, et l’on doit se renouveler sans perdre son identité. Dans le cas de l’opéra, par exemple, le public a le choix : il peut assister à des spectacles ailleurs qu’à Genève, ou même voir des représentations en streaming, d’excellente qualité. Notre rôle est de conserver et soigner notre public, tout en en conquérant sans relâche de nouveaux. Genève doit rayonner au-delà de ses frontières et éviter le piège de la routine.
Revitaliser une institution culturelle nécessite-t-il des moyens financiers importants, et quel rôle les pouvoirs publics doivent-ils jouer dans ce contexte ?
Les ressources financières sont nécessaires, à l’évidence. Mais l’argent ne saurait résoudre tous les problèmes. Rayonner, c’est parvenir à se dépasser sans perdre sa personnalité, c’est collaborer avec les autres, qu’il s’agisse de ses homologues pour les musées, ou d’établissements culturels différents : mêler musique et exposition, théâtre et danse, etc. La Nuit des musées, qui faisait l’originalité de Genève puisqu’elle n’y existait pas, est une bonne illustration de cette capacité des acteurs culturels privés et publics à collaborer. Lorsque nous l’avons lancée, nous avons d’emblée annoncé que la ville n’assumerait que la coordination et la communication. Tout le reste s’est fait sur les budgets des différentes institutions, et le succès a dépassé les espérances ! Les musées ne se sont pas contentés d’ouvrir ; ils ont créé et proposé de multiples activités. Un point retient aussi notre attention : la nécessité de trouver des lieux pour des artistes : ateliers, salles de répétition, etc. Là, la ville peut agir.
Le public du XXIe siècle est-il différent de celui d’il y a deux ou trois décennies ?
Fondamentalement non. Le public genevois est curieux, il cherche l’émotion, le rêve, l’étonnement, la discussion. Dans ce contexte, nous devons parvenir à sensibiliser des couches de population qui ne sont pas prédestinées à certaines expériences culturelles. On ne s’improvise pas amateur d’opéra ou spectateur averti de théâtre expérimental. Le cadre familial, l’école sont des leviers, mais la médiation culturelle peut aussi jouer son rôle. La technologie, en apportant la concurrence, facilite aussi les échanges et les collaborations en abolissant les distances.
Doit-on forcément simplifier et vulgariser le message culturel pour qu’il soit reçu ?
Je ne crois pas. Mais une médiation est souvent utile. Il s’agit de faire comprendre que la culture accessible n’est pas obligatoirement sommaire ou superficielle, que des arts, des prestations, des expositions exigeantes peuvent être attrayants. La créativité est nécessaire : un conservateur au débit monocorde ne peut, par son simple discours, donner envie d’apprendre. Il faut une mise en scène, des efforts de dynamisme des institutions – et nous avions pris du retard en la matière, mais effectuons un gros travail qui porte progressivement ses fruits. La barrière que l’on évoque toujours, c’est l’argent. Mais il ne suffit pas de la faire tomber, comme ce fut le cas à Genève, où les aides financières existent (le « chéquiers culture ») et où les musées sont gratuits. Encore faut-il que la perception du public, lettré ou non, soit favorable, que les gens soient séduits, intrigués et veuillent en savoir plus en poussant la porte d’un musée, d’un théâtre, d’une salle de concert.
Quelles sont vos motivations? Quels conseils donneriez-vous à celui ou celle qui souhaiterait s’inspirer de votre parcours ?
A mon poste de magistrat, je ne me définis pas comme un acteur de la scène culturelle. Mais je suis convaincu que la culture est le meilleur vecteur d’intégration et de cohésion de notre société. Elle en favorise les transitions – chacun sait que Genève peine à apprivoiser sa croissance – et nous rapproche de nos voisins. L’aspect économique de la culture – qui ne saurait se réduire au secteur subventionné – est souvent sous-estimé. Il existe une foule de gens créatifs dans le Grand Genève, des graphistes aux écrivains, en passant par les designers et les artistes. La mise en réseau de cet ensemble foisonnant de compétences représente un challenge que nous devons remporter, pour créer du lien social et générer de la qualité de vie. Pour cela, il faut aussi sortir des lieux convenus, croiser des disciplines. Voyez le succès du festival Antigel, de celui des Jour-nées des métiers d’art (JEMA) et bientôt – nous l’espérons – de la future Fête du théâtre. Un dialogue s’établit avec d’autres publics, souvent plus jeunes. Ce type d’événement peut devenir la carte de visite de toute l’agglomération.
Pensez-vous que l’offre culturelle soit suffisante en Suisse ?
L’offre est étendue, riche, et peut-être si large qu’elle nous pousse à l’autosatisfaction. Les possibilités ouvertes par les nouvelles technologies n’ont pas encore été vraiment explorées. Peu à peu, toutes les formes de cultures se démocratisent, surtout au centre de Genève. Or une institution culturelle valorise un quartier, un village, une région. Il convient de diversifier l’offre culturelle dans tous les sens du terme, y compris géographiquement. Un champ inexploité, à mon sens, ce sont les échanges avec la Suisse alémanique.
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