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Interview de Rainer J. Schweizer

Le monde politique devrait d’abord s’accorder sur ce que sont les données « nécessaires » à la déclaration fiscale.

Rainer J. Schweizer, Professeur, docteur en droit, avocat

Quel droit le futur échange automatique de données entre les banques et les administrations fiscales fera-t-il perdre au contribuable ?

Il n’aura plus la possibilité de choisir quelles données patrimoniales il souhaite dévoiler. Un exemple : un contribuable mène un procès qui entraîne des coûts. Ces paiements apparaissent sur les extraits de compte. Si la banque fournit les données patrimoniales à une administration, elle risque également de révéler que le contribuable est en procès, le nom de l’avocat qui travaille pour lui et ce que cela lui coûte. J’espère que les futures règles sur l’échange automatique d’informations fixeront des limites qui permettront aux clients des banques et aux contribuables de protéger leur vie privée et de préserver leurs droits.

Depuis quand le droit au respect de la vie privée existe-t-il ?

Il remonte au droit romain. La plainte pour non-respect de la vie privée existait déjà il y a 2000 ans. Même au Moyen Age et jusqu’aux temps modernes, la protection de la vie privée était une matière juridique connue : la vie civile et la vie privée devaient être protégées. L’échange automatique croissant de données entre les ordinateurs ainsi que les possibilités actuelles d’analyse mettent cependant en danger cette vie privée. Aujourd’hui, nous en sommes arrivés à un point où il est préférable de ne pas transmettre des informations privées, par exemple une lettre d’amour ou des dossiers destinés aux avocats, par e-mail.

Ce droit a-t-il eu un apogée et est-il en train de se réduire ?

Le respect de la vie privée comprend la confidentialité de la situation financière comme la confidentialité de la vie privée, c’est-à-dire les penchants et les opinions d’une personne. Au cours des derniers siècles, la notion de respect de la vie privée a connu de fortes variations. Elle a été renforcée par la constitution d’un Etat libéral tel qu’il existe en Suisse au milieu du XIXe siècle. Le respect de la vie privée a connu une seconde avancée à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, après que des sociétés civiles se furent opposées au régime fasciste et que la liberté du citoyen responsable a été mise au centre de la conception de ce droit. Aujourd’hui, ce droit est indéniablement mis à mal, notamment par les grandes entreprises de communications, qui collaborent étroitement avec les services fiscaux et les services secrets.

En 1934, le secret bancaire fut-il introduit comme une idée commerciale ou comme un développement du droit au respect de la vie privée ?

Les deux. A l’époque, le facteur déclencheur était la protection des personnes persécutées par le régime national-socialiste en Allemagne. Dans un Etat libéral, les activités économiques des individus devaient et doivent toujours être protégées au même titre que leur vie privée. La Suisse a également connu des tendances contraires. Jusqu’au début du XXe siècle, il était par exemple normal que les administrations évaluent le patrimoine et publient les chiffres afin de permettre un contrôle public.

Quels sont les avantages et les inconvénients de la protection de la vie privée civile par l’Etat ?

Un des avantages est d’offrir au citoyen une plus grande liberté dans l’affectation de son patrimoine. L’inconvénient est qu’elle rend le contrôle fiscal plus difficile pour les administrations suisses et étrangères.

La simple dissimulation fiscale est protégée par le secret bancaire, mais pas la fraude fiscale. Cette distinction est-elle difficile ?

Oui, elle est problématique, car elle est difficile à faire. On a longtemps utilisé des critères supplémentaires qui étaient interprétés différemment en Suisse qu’ils ne l’étaient pour les contribuables à l’étranger. Cela a compliqué l’entraide judiciaire en cas de fraude fiscale et a entraîné des conflits entre la Suisse et l’étranger. Il est cependant utile que l’Etat différencie les délits fiscaux mineurs des délits fiscaux graves. Seuls les délits graves devraient être poursuivis.

Les fraudeurs étrangers ont-ils porté préjudice à leur Etat d’origine et à sa communauté des contribuables ? Quelles données devraient rester protégées ?

Des raisons fondamentales justifient la protection de la vie privée. Si une personne est par exemple persécutée pour ses opinions politiques ou s’il est question d’intérêts familiaux particulièrement importants. Du point de vue du secteur financier qui administre cet argent, il est cependant problématique de penser qu’il y aurait des justifications particulières. Il ne faut pas oublier que nous faisons des affaires avec des personnes qui auraient dû contribuer aux frais généraux de leur pays. Ceci vaut également dans un tout autre domaine, c’est-à-dire dans celui de la libre circulation des personnes : la prospérité économique suisse attire de plus en plus de spécialistes étrangers comme des ingénieurs ou des médecins. Cette fuite de compétences utiles à l’économie nuit gravement aux états d’origine, qui ont financé leur formation. Je suis de plus en plus convaincu que la Suisse ne peut plus faire ce genre d’affaires au détriment des autres états.

Le secret bancaire national doit-il être levé et s’il l’était, que perdrions-nous en tant que contribuables ?

La morale fiscale suisse semble effectivement être assez élevée. Le secret bancaire évite à l’Etat un important travail de contrôle. Les délits mineurs ne sont même pas poursuivis. Je comprends le point de vue de certains milieux qui disent qu’il serait préférable de maintenir le système tel qu’il est pour des raisons de coût. A moyen terme, il faudra cependant aussi débattre en Suisse de l’opportunité pour un employeur privé d’envoyer directement les fiches de salaire à l’administration fiscale ou de déclarer automatiquement les revenus provenant d’actions. La question est complexe. Le monde politique devrait d’abord s’accorder sur ce que sont les données « nécessaires » à la déclaration fiscale. L’administration fiscale devrait ensuite garantir aux contribuables l’accès complet aux données provenant d’autres sources, par exemple d’autres administrations. Toute personne devrait avoir le droit de les corriger ou le cas échéant de les supprimer. En ce qui concerne l’échange d’informations avec le fisc, nous devons définir des limites de manière à préserver une certaine anonymité de la vie privée et des transactions commerciales. Le fisc doit être comme la fleuriste qui ne dit rien lorsqu’un homme marié achète des fleurs pour une amie.

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