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Interview de Luc Ferry

Il faudra sûrement avoir des repères forts en littérature et en histoire pour comprendre d’où on vient et où on veut aller.

Luc Ferry, Philosophe et ancien ministre de l'Education nationale en France

Il va falloir repenser notre école de fond en comble et, pour l’heure, nos intellectuels et nos politiques sont hélas à des années-lumière d’en avoir pris conscience...

Luc Ferry, Philosophe et ancien ministre de l'Education nationale en France

– À votre avis, quels sont les avantages de l’approche numérique à l’école, et les inconvénients ?

Luc Ferry – L’avantage évident, c’est que les manuels scolaires sur papier pèsent un âne mort et qu’ils déforment le dos de nos enfants, ce dont tous les parents se plaignent depuis des décennies. Il est clair aussi que dans certaines disciplines (en biologie, en géographie par exemple), le numérique peut être un support très intéressant. Pour le reste, les fameux MOOCs, les cours en ligne, peuvent aussi apporter un plus, mais ne nous emballons pas. D’abord, ils sont surtout destinés aux universités, car dans les petites classes, la présence du maître restera à jamais irremplaçable. Ensuite, nos enfants sont habitués, quand ils regardent leurs écrans, à des rythmes trépidants. Dans des séries comme Game of Thrones, par exemple, il se passe quelque chose de prenant toutes les trois minutes et le scénario raconte au moins six histoires différentes en même temps. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’un cours, même en multipliant les angles de vue, ne sera jamais un programme aussi exaltant face à une concurrence qui est de plus en plus rude, non seulement à la télévision, que les ados regardent de moins en moins, mais aussi sur les ordis et plus encore les smartphones. Donc, restons calmes, le numérique peut aider, pas remplacer les cours traditionnels.

– Voyez-vous un risque que les élèves délaissent les fondamentaux, comme la lecture de « classiques », en utilisant une tablette ou un PC ?

– Non. On peut très bien lire un roman sur une tablette, le problème n’est pas là. La crise de la lecture n’est pas liée au numérique, elle vient d’ailleurs, et de très loin, à savoir des effets parfois pervers de la mondialisation libérale dont les progrès, comme Schumpeter l’avait génialement compris, impliquent inévitablement une radicale déconstruction des autorités et des valeurs traditionnelles. Or comme la langue et la civilité sont par excellence des traditions, des héritages ancestraux qui se transmettent de génération en génération, il est normal que leur déconstruction nous plonge dans des difficultés…

– N’y a-t-il pas d’autres priorités que le numérique à l’école ?

– Le vrai problème, ce sont les progrès de l’intelligence artificielle (IA). L’IA est aujourd’hui capable de faire mieux que nous quantité de tâches, y compris très sophistiquées sur le plan intellectuel. Les Botadvisers, dans le domaine de l’analyse financière, commencent à être très performants ; même chose pour l’analyse de la jurisprudence pour un avocat. Dans le domaine médical, les robots guidés par l’IA vont remplacer les chirurgiens dans la décennie qui vient, et en radiologie comme en cancérologie, l’IA est dans certains cas infiniment supérieure même au meilleur médecin du monde car elle peut analyser des millions de mutations de cellules en quelques secondes, là où le cerveau humain mettrait des mois, voire des années. Comme le montre très bien Laurent Alexandre, si IA + travail humain = IA, le chômage sera la règle. De là la question cruciale : quel est l’enseignement qui permettrait de faire en sorte que nos enfants deviennent complémentaires de l’IA dans le monde qui vient ? Il faudra sûrement avoir des repères forts en littérature et en histoire pour comprendre d’où on vient et où on veut aller. Du côté des sciences, les mathématiques, qui servaient surtout à sélectionner les meilleurs mais n’apportaient pas grand-chose dans la vie de tous les jours pour la plupart d’entre nous, vont redevenir une discipline essentielle, algorithmes obligent. Bref, il va falloir repenser notre école de fond en comble et, pour l’heure, nos intellectuels et nos politiques sont hélas à des années-lumière d’en avoir pris conscience…

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