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Interview de Laurent Lenher

– La Smart City, implique un véritable changement de paradigme au niveau de l’organisation de la cité. Comment la Suisse appréhende-t-elle cette révolution numérique d’un point de vue juridique ?

Laurent Lehner – Tout d’abord, il me semble essentiel de donner une définition de la « Smart City ». Une Smart City est un écosystème urbain cherchant à concilier les piliers sociaux, économiques, culturels et environnementaux à travers une approche globale alliant participation citoyenne, nouvelles technologies, optimisation des coûts et gestion éclairée des ressources naturelles afin de faire face aux besoins des institutions, des entreprises et des particuliers. Vous trouverez une Smart City partout où l’économie aura compris l’importance de ces valeurs. Conscient des enjeux de cette révolution numérique, le Conseil fédéral a approuvé en début d’année un rapport sur les principales conditions-cadre pour l’économie numérique, proposant plusieurs mesures concrètes en vue de garantir une infrastructure juridique à la fois performante mais également sécurisante pour cadrer cette nouvelle économie numérique galopante. À cela s’ajoute une nouvelle mouture de la Loi sur la protection des données (LPD) devant entrer en vigueur en 2018 et visant, d’une part, à adapter l’actuelle législation aux évolutions technologiques et informatiques et, d’autre part, à prendre en compte nombre des exigences du règlement général européen sur la protection des données (RGPD).

– Le citoyen doit-il s’inquiéter de l’utilisation de ses données, sa vie privée est-elle garantie ?

– Face à cette révolution numérique – appelée par certains la quatrième révolution industrielle le citoyen peut perdre pied devant l’usage qui peut être fait de ses données personnelles, celles-ci intéressant énormément certaines entreprises qui leur accordent un grand intérêt économique. Le challenge pour toute entreprise dans ce secteur est de passer du big data, récolte de données de masse, au smart data, données traitées et exploitables. Or, ce passage peut entraîner des dérives dès lors que la récolte et le traitement peuvent être facilement faits à l’insu des principaux intéressés. Avec la révision de la LPD, le responsable du traitement se doit d’informer activement la personne concernée du traitement dont ses données font l’objet et ce, même si celles-ci sont obtenues auprès de tiers. De plus, lorsque le consentement de la personne est exigé pour justifier un traitement de données, celui-ci n’est valable que s’il est donné librement, clairement, et après que la personne a été dûment informée. Le consentement reste libre de toute règle de forme, pour autant qu’il soit clair, une simple inaction de la personne n’étant pas suffisante. Enfin, lorsque le traitement concerne des données sensibles (opinions religieuses, politiques ou relatives à la santé, etc.) ou consiste en du profilage, le consentement doit même être exprès, pouvant résulter d’une déclaration écrite (y compris par voie électronique ou en cochant une case) ou orale. « Ces exigences sont-elles suffisantes pour protéger efficacement le citoyen ? Pas entièrement. Si globalement cette révision de la LPD doit être saluée, notre législateur est resté trop timoré. L’amende maximale de CHF 500’000.- n’est à mon avis pas suffisamment dissuasive, en comparaison surtout des sanctions prévues par le droit européen. Il est également regrettable que la Suisse prive ses citoyens d’innovations majeures introduites par le RGDP, telles que le droit à la portabilité des données et le droit à l’oubli. »

– Quel est l’enjeu principal de cette révolution numérique d’un point de vue légal ?

– Il s’agit de déterminer où se trouve la limite entre l’exploitation commerciale des données et le respect que tout un chacun peut exiger de sa vie privée. On ne peut pas dire qu’aujourd’hui cette frontière soit toujours très nette, tant celle-ci dépend de nombreux facteurs tels que l’industrie pratiquée ou encore l’âge de la personne concernée. Dans ce cadre là, la Smart City, dans sa conception éthique, doit avoir un rôle un mentor, elle doit éduquer, sensibiliser et responsabiliser le citoyen. Elle doit non seulement promouvoir le traitement des données mais également inciter le citoyen à développer sa curiosité et le pousser à avoir un regard critique sur l’utilisation de ses données.

– Comme l’écrit Sylvain Tesson dans son livre Sur les chemins noirs : « Naissons-nous pour alimenter les fichiers ? »

– Aventurier un brin provocateur, il y a dans le livre de Sylvain Tesson une sorte de douce mélancolie qui amène le lecteur à découvrir la France rupestre. Les nouvelles technologies sont en quelque sorte diabolisées. Il y aurait les férus de technologie d’un côté et ceux qui la fuient de l’autre. Nous ne disposons pas encore du recul nécessaire pour pouvoir juger aujourd’hui mais je serais plus optimiste que l’auteur. Je pense qu’il faut responsabiliser l’individu, lui fournir un cadre et l’éduquer sans toutefois le protéger à outrance. « Naissons-nous pour alimenter les fichiers ? » Je dirais en quelque sorte oui. Est-ce nécessairement un mal ? Non, du moment que cette collecte se fait dans le respect de certaines valeurs concrétisées par un cadre juridique efficace. La Smart City a le devoir moral d’éduquer à la fois le citoyen mais également l’entreprise ou l’administration traitant les données. Aujourd’hui Smart City doit rimer avec éthique numérique, garde-fou essentiel à l’attention notamment des responsables du traitement, acteurs à l’évidente responsabilité dans ce domaine.

La Smart City doit avoir un rôle de mentor, elle doit éduquer, sensibiliser et responsabiliser le citoyen.

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Innovation Urbanisme