Interview de Hanspeter Thür
Les plus grands fournisseurs de données sont les réseaux sociaux, qui génèrent 70% des données mises en circulation.
Les caméras de surveillance sont omniprésentes. Il y en a dans les trains, dans les trams, sur les autoroutes, dans les carrefours, sur les distributeurs de billets, dans certains restaurants et magasins et dans le quartier chaud de Genève. Devons-nous les accepter ? Que dit la morale ?
La loi n’est pas très claire, tout dépend de la situation. La responsabilité est répartie entre la Confédération et les cantons et doit être évaluée au cas par cas. Les caméras
dans le quartier des Pâquis à Genève sont par exemple autorisées par le canton ou par la commune, alors que les caméras dans les CFF, dans les restaurants, sur les distributeurs de billets ou sur le lieu de travail relèvent de ma compétence. Concernant l’aspect moral : la tendance à l’omniprésence de la surveillance dans l’espace public m’inquiète. Cette surveillance se justifie plus ou moins. L’enregistrement des retraits d’argent par les caméras des distributeurs de billets par exemple est une surveillance utile. Elle permet de lutter contre les escroqueries. La caméra se concentre sur la transaction et est une pièce à conviction efficace. Il y a quelque temps, j’ai moi-même été confronté à pareil cas. Sur un extrait de compte mensuel, j’ai découvert que des personnes avaient retiré de l’argent sur mon compte. Il s’agissait de phishing. Grâce aux enregistrements vidéo, la banque a pu reconstituer les événements. Cela m’a aidé. Cet exemple montre qu’il est utile de conserver les enregistrements durant quelques mois. Il est important que le client sache qu’il est filmé durant un retrait. Les caméras dans les restaurants et les bars sont un mauvais exemple. Elles sont rarement focalisées et servent surtout à surveiller les travailleurs par pure curiosité. Dernièrement, je suis intervenu dans un bar de Berne qui utilisait la surveillance à cette fin.
Les révélations d’Edward Snowden montrent que les Etats-Unis et d’autres pays contrôlent d’immenses quantités de données privées circulant sur internet. Qui défend nos intérêts ? Y aura-t-il d’autres révélations ?
Dans ce domaine, les choses évoluent rapidement. La quantité de données circulant sur internet augmente de manière exponentielle. Selon les prévisions d’une étude réalisée en 2010, au cours de cette décennie, la quantité de données devrait doubler tous les deux ans. Pour le moment, ces prévisions se sont réalisées. Les plus grands fournisseurs de données sont les réseaux sociaux, qui génèrent 70% des données mises en circulation. A cela s’ajoute qu’il est aujourd’hui possible d’analyser de très grandes quantités de données. La NSA (les services secrets américains) en profite et les Etats-Unis considèrent ouvertement cette surveillance comme légitime et légale.
Qui défend nos intérêts ?
Aux Etats-Unis, des ONG ont tenté de s’y opposer. Je ne peux bien évidemment pas intervenir aux Etats-Unis. Et en Suisse aussi, mes moyens sont limités. Je tente donc de sensibiliser les utilisateurs d’internet au fait qu’il n’y a plus aujourd’hui aucune donnée anodine que l’on pourrait publier sans risque. Combiner une date, un nom et un événement permet de reconstituer beaucoup de choses. Ce n’est pas un hasard si Facebook tente de relier chaque information à une date (« Timeline ») et à un lieu.
Google-Analytics semble être le plus grand espion. Lors de chaque recherche sur internet, nous fournissons des données. Et bloquer ce service au moyen d’une application empêche pratiquement toute utilisation d’internet. Est-ce que c’est juste ?
Non, cela pose problème. Souvent, les utilisateurs d’internet acceptent sans le savoir de fournir des informations privées contre un service. Nous exigeons donc une modification du droit international pour les termes Privacy by default et Privacy by design pour que toute personne qui demande un logiciel ou un service bénéficie de la meilleure protection possible de sa vie privée tout en ayant la possibilité d’utiliser librement internet. L’objectif serait que chacun puisse acheter un produit sans avoir à fournir de données relatives à sa vie privée. Les consommateurs devraient exercer une pression beaucoup plus forte sur les politiques concernant cette problématique.
Un citoyen a obtenu de la cour de justice de l’Union européenne la suppression de liens Google. Ce jugement a été qualifié de « droit à l’oubli ». Quel autre jugement espérez-vous ?
Ce jugement est en effet très important. Mais Google l’interprète de manière particulière et on ne sait pas encore s’il y aura d’autres procès. A ma connaissance, il n’y a actuellement aucun autre procès portant sur des questions similaires. Le jugement du Tribunal fédéral contre Google concernant les photos qui peuvent être diffusées sur Google Street View et celles qui ne peuvent pas être diffusées au nom de la protection de la vie privée a également été d’une importance capitale. Le tribunal a suivi nos recommandations et a ordonné à Google de se limiter à mettre en ligne les photos sur lesquelles aucune personne n’est identifiable et de ne rendre publique aucune situation qui dans des circonstances normales ne serait pas visible de la rue. Ce jugement a eu un retentissement international. Au Canada, une femme a par exemple poursuivi Google afin d’obtenir la suppression d’une photo sur laquelle on voyait ses parties intimes.
Depuis quand le droit au respect de la vie privée existe-t-il ? Est-ce le résultat de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ? Ce droit est-il à son apogée ?
Ce droit a seulement été inscrit dans notre Constitution en 1999. Mais il existe depuis longtemps sous la forme d’un droit coutumier. Il repose sur l’article 8 de la CEDH, qui est entrée en vigueur en 1953. Depuis, d’autres sources juridiques s’y sont ajoutées. Il est difficile de dire si nous avons atteint un apogée sur le plan juridique. Sur la ligne du temps, la protection de la vie privée se renforce par vagues depuis le XVIIIe siècle. Elle a régulièrement essuyé des revers, notamment lorsque des innovations techniques sont apparues et que la loi n’a pas évolué au même rythme. C’est la situation à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés avec internet. Les développements techniques ont sensiblement augmenté les moyens de surveillance des individus. Parallèlement, le potentiel de violation des droits a également augmenté. Du point de vue social, jusqu’au XIXe siècle, le village exerçait un important contrôle sur les individus. Avec la création des villes ainsi que l’anonymisation et la libéralisation de la vie qui s’en sont suivies, le besoin de se soustraire au contrôle de la vie privée a augmenté. Avec Internet, notre monde revient en quelque sorte à la situation qui régnait dans les villages. Le défi auquel nous devons faire face est énorme.
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