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Interview de Gerhard Schwarz

En éliminant, de bonne foi, la vie privée, on prépare le chemin de la dictature.

Gerhard Schwarz, Directeur Avenir Suisse

Protéger la vie privée, est-ce une condition fondamentale pour les économies prospères ?

La vie privée est la condition de toute liberté et indirectement la condition qui garantit un certain bien-être.

Quelles sont les caractéristiques fondamentales de la vie privée ? Est-ce que le secret bancaire en fait partie ?

On pense tout d’abord aux relations privées, à la famille et à l’intimité. Un Etat totalitaire cherche à espionner ces relations dans le but, si besoin est, de rendre docile la population. Dans sa vie privée, on aborde des choses qu’on n’évoquerait jamais en public. Une distinction claire entre ces deux sphères doit exister et chaque individu doit pouvoir établir cette distinction – et non l’Etat. Le renversement du fardeau de la preuve constitue mon principal souci. De manière imagée : en Hollande par exemple, les gens ne baissent pas leurs rideaux, mais s’assoient dans leur salon comme dans des vitrines. Une personne qui souhaiterait baisser ses rideaux devrait alors subitement se justifier. Cela devrait être le contraire, en fait. Je constate avec effroi que les gens ont de plus en plus souvent tendance à dire qu’ « ils n’ont rien à se reprocher » et c’est la raison pour laquelle la question de la levée du secret bancaire ne les préoccupe pas non plus. Si tout le monde pense ainsi, avec le temps, une personne qui ne se soucie pas immédiatement
de ses secrets deviendra alors suspecte. Et si on suit cette logique, toute personne qui ne divulgue pas automatiquement des informations sur son compte sera alors suspectée de fraude fiscale. Et ce qui s’applique aux questions financières s’applique également dans d’autres secteurs : en éliminant, de bonne foi, la vie privée, on prépare le chemin
de la dictature.

S’agit-il du droit de dissimuler ?

C’est le droit de la vie privée.

La confiance résulte-t-elle de la vie privée ? Pas d’affaires sans confiance, pas de réussite sans affaires, et pas de revenus sans réussite ?

Bonne question.

Si une réunion du conseil de surveillance était transparente, on ne pourrait pas élaborer de plans. L’avantage vis-à-vis des concurrents n’existerait plus.

Il est fondamental de pouvoir élaborer des plans en secret, dans la vie privée ainsi que dans la vie professionnelle. Ce que je lis ne regarde personne. Les adeptes de la transparence diront que l’on n’a rien à cacher lorsqu’on lit un livre. Ce n’est pourtant pas vrai : toute personne qui lit un magazine de sexe, une critique de la religion ou une analyse politique peut faire ensuite l’objet de pressions. La transparence peut entraîner une uniformisation des opinions morales, religieuses ou politiques. Et une certaine lecture peut, dans certains types de sociétés, engendrer des crimes. C’est pourquoi nous ne devons pas commencer à avancer l’idée que la transparence est une bonne chose et que le fait d’exiger la protection de sa vie privée devient suspect.

Par le biais de son service Google Analytics, Google est au courant de ce que vous lisez sur le net. Google agit au nom de la liberté du commerce et de l’industrie. Google espionne votre vie et sait si vous lisez des magazines de sexe, des articles économiques ou Karl Marx. Quel droit est prioritaire selon vous ?

Je vois un danger pour la vie privée qui vient de trois entités : de l’Etat, de l’entreprise et des personnes elles-mêmes. Dans le train, il n’est pas rare d’entendre des personnes raconter des choses privées en téléphonant alors qu’elles auraient été très discrètes à ce sujet il y a peu de temps encore. Nombreuses sont les personnes qui ont perdu le sens de la vie privée. Cela ne me dérange pas que Google enregistre mes recherches. Mais cela me dérange que les utilisateurs ne sachent pas à quel point Google intervient au niveau de la vie privée. On pourrait envisager la même chose qu’avec les messages d’avertissement qui figurent sur les paquets de cigarettes. Un message devrait apparaître dès le début lorsque l’on utilise internet : « Tous les contenus visités sont susceptibles d’être utilisés à votre encontre. » Je m’étonne que l’on comprenne relativement peu ce que des sociétés telles que YouTube, Facebook, Twitter et LinkedIn sont capables de faire avec des données.

Est-ce que l’Etat devrait limiter l’utilisation des données ?

Je suis plutôt favorable à un avertissement au préalable, la décision devant être laissée à chacun. C’est comme avec La Poste autrefois. Je ne pouvais pas écrire quelque chose de confidentiel sur une carte postale, ce qui l’était devait être mis sous enveloppe. C’est la même chose pour internet. Les utilisateurs devraient avoir conscience du fait que leurs actions en tant qu’utilisateur sont publiques. La lettre est protégée par le secret postal et fait ainsi partie de la vie privée. De la même manière, l’Etat pourrait créer un secret de l’internet. C’est une grande question, qui est soulevée par les libéraux : dans quelle mesure les hommes peuvent-ils prendre leur destin en main ? Savent-ils que la divulgation de données risque de leur porter préjudice et qu’ils ont la possibilité de réagir contre cela ? Ou sont-ils ignorants et doivent être protégés contre ce danger ? Je privilégie la première variante. Ceux qui détiennent des secrets particuliers doivent les crypter – tout comme l’enveloppe protège le contenu d’un courrier.

Si on considère la vie privée dans le temps, est-ce qu’elle se développe ou, au contraire, s’érode ?

Elle s’érode, c’est indéniable. La question de la vie privée remonte au juge américain Louis Brandeis qui, dans un essai, définit « le droit à la vie privée » en 1890 avec Samuel
Warren. Il s’agit d’un droit de l’homme relativement récent qui malheureusement est peu recherché aujourd’hui. En tant que libéral, il convient néanmoins de ne pas critiquer l’évolution de cette attitude. Mais si de ce fait une minorité de personnes se voient contraintes de divulguer également leur vie privée, cela pose problème. Les expériences relatives à des régimes totalitaires se sont hélas volatilisées en Europe et les gens ne savent plus ce que cela signifie que d’être surveillé en raison de ses opinions. Dans le même temps, l’argument de la sécurité s’emberlificote de plus en plus : et ce type d’argument porte atteinte à la vie privée, quand on pense simplement aux contrôles effectués aux aéroports (contrôles bagages et fouilles au corps). Dans la lutte contre le terrorisme, contre le blanchiment d’argent et contre la criminalité organisée, on avance des arguments de bien-être. Les barrières contre ces actions sont hélas de plus en plus difficiles à surmonter.

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