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Interview d’Andrea Bellini

Créer des masses d’élite.

Andrea Bellini, Directeur du Centre d’art contemporain, Genève

Quels sont les défis qui se posent lorsque l’on veut dynamiser une institution culturelle et accroître son rayonnement ?

Le défi essentiel que nous devons relever est d’élever et de maintenir notre centre d’art à la hauteur des exigences et des réalités de notre temps. Au cours des dernières décennies, l’art contemporain a beaucoup évolué, c’est aujourd’hui un vrai phénomène « glamour » ; de nombreuses personnes s’y intéressent, collectionnent, et devenir amateur d’art contemporain est un moyen de s’élever sociale-ment. Un centre d’art, un musée doivent se réinventer, créer une situation originale, naviguer entre vrais connaisseurs et investisseurs-spéculateurs, susciter un échange sain et fécond avec le public. Un centre comme le nôtre vit dans un écosystème, qui est différent à Genève de ceux de Londres, de Paris ou de Berlin. Si nous parvenons, en nous centrant sur le caractère spécifique de la ville, à embellir la vie des gens et changer leur conscience sociale, ce sera une très belle aventure. L’art contemporain n’est pas le luxe, c’est un des derniers espaces de liberté. Il nous faut écrire une page de l’histoire de l’art, mais aussi de l’histoire de la ville et de sa population.

Revitaliser une institution culturelle nécessite-t-il des moyens financiers importants, et quel rôle les pouvoirs publics doivent-ils jouer dans ce contexte ?

La Ville de Genève se montre généreuse. Elle nous soutient et nous confie des missions, telles que l’organisation de la Biennale des images en mouvement, fondée en 1984 à Saint-Gervais. Nous avons aussi besoin de sponsors privés ; la crise a démontré que ni le système américain, entièrement privé, ni la pratique européenne de subventions publiques exclusives ne fonctionnaient. Mais au-delà de l’argent, il y a les idées. Une institution peut être riche et stérile, ou relativement pauvre, mais respectée par le rayonnement de ses initiatives.

Le public du XXIe siècle est-il différent de celui d’il y a deux ou trois décennies ?

Oui, bien sûr. La relation avec l’image, surtout mobile, la culture et l’information a été complètement bouleversée par l’essor des technologies. C’est un change-ment quasi anthropologique. L’art contemporain s’adresse aujourd’hui à tous, pas seulement à une élite bourgeoise ou à de riches collectionneurs. Les institutions culturelles doivent le comprendre, sans céder au populisme.

Doit-on forcément simplifier et vulgariser le message culturel pour qu’il soit reçu ?

Je viens de répondre : il ne faut pas diviser l’élite et les masses, il faut parvenir à créer des masses d’élite !

Quelles sont vos motivations? Quels conseils donneriez-vous à celui ou celle qui souhaiterait s’inspirer de votre parcours ?

J’aime mon travail et j’ai la chance de gagner ma vie en assouvissant ma passion. Au début de ma carrière, j’étais vraiment étonné qu’on veuille « en plus » me payer. J’exerce la profession dont je rêvais, avec une joie constamment renouvelée. Un jour je monte une exposition, un autre je rencontre des artistes, un troisième je rédige un essai pour un catalogue… Lorsque j’ai opté pour la philosophie et l’histoire de l’art, tout mon entourage était désespéré et me vantait l’importance d’un bon diplôme d’ingénieur, par exemple. Aujourd’hui, mes amis ingénieurs sont sou-vent au chômage. Mon conseil est clair : essayez toujours de vivre votre propre passion. A un moment, vous ferez le bilan de votre existence. A moins qu’amasser de l’argent soit pour vous une passion – ce qui est tout à fait possible –, la richesse n’aura pas fait votre bonheur. Il faut évidemment avoir la chance d’être passionné par quelque chose, l’absence d’intérêt représentant la vraie misère.

Pensez-vous que l’offre culturelle soit suffisante en Suisse ?

La crise absurde que nous vivons fait de la Suisse l’un des rares pays stables et capables de continuer à investir dans la formation et la culture. Ailleurs, tout est à l’arrêt et on n’a plus de budget. Or il ne faut pas oublier que la culture, la technologie et la science sont l’avenir de l’Europe. Sans investissement dans l’innovation, dans la recherche et dans les institutions culturelles, il n’y aura simplement pas de futur. En Suisse, je pense que l’on en est conscient et qu’on le restera, avec toujours plus de conviction.

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