Humoriste en 2022 ? Drôle de métier

« On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui », disait Pierre Desproges. L’adage n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui. Faire de l’humour en 2022, est-ce exercer un métier à risque ? Les réponses de Brigitte Rosset et de Nathanaël Rochat.

Brigitte Rosset et Nathanaël Rochat sont deux artistes appréciés de la scène humoristique et théâtrale romande. Ont-ils l’impression que la pratique de l’humour est aujourd’hui différente de ce qu’elle a pu être voilà une ou deux décennies ? « C’est cyclique, note Brigitte Rosset. Tous les vingt ou trente ans, la manière de faire de l’humour change. L’exception, le roi des humoristes, c’est Molière, parce qu’il prenait des risques insensés à son époque et que 400 ans après sa naissance, on apprécie encore ses pièces. » Elle constate aussi que depuis le début du présent millénaire, « le rapport au public est devenu beaucoup plus immédiat, plus personnel ; les colères ou les émotions autrefois cantonnées à deux ou trois copains de bistrot se manifestent sur les réseaux sociaux, avec un effet multiplicateur effrayant ». Nathanaël Rochat confirme : « Ce sont surtout les supports médiatiques qui ont changé, ainsi que la vitesse de réaction : il suffit qu’un petit groupe de personnes s’énerve à propos d’une plaisanterie sur un sujet dit sensible pour qu’une chasse à l’homme ou à la femme se déclenche à l’échelon de toute la francophonie ! »

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(Sarah Pointet)
Accusée de transphobie et de racisme à travers ses vidéos publiées par le quoti-dien Le Temps, la comédienne Claude-Inga Barbey annonçait, en 2021, se retirer complètement des réseaux sociaux.

Maîtriser son sujet

L’affaire Claude-Inga Barbey a, notamment, frappé les esprits. La comédienne avait décidé d’arrêter sa capsule vidéo pour le quotidien Le Temps à la suite d’une curée déclenchée contre elle sur les réseaux sociaux. « Je ne connais personne de plus ouvert ni de plus tolérant qu’elle. On en a fait l’accusée d’un procès en racisme ! Je comprends et approuve qu’on veuille lutter contre l’homophobie et les discriminations, mais s’attaquer à Claude-Inga, c’est dément », explique Nathanaël qui, comme Brigitte Rosset, ne fait pas partie des humoristes les plus provocateurs, ne touchant que peu, ou pas du tout, à des sujets politiques, ethniques ou religieux. « J’ai testé la formule des capsules vidéo sur internet, il y a quelques années, juste pour m’amuser et tenter l’expérience, reprend Brigitte. Eh bien c’était horrible ! Je préfère nettement la scène, parce que là, les gens ont choisi de venir vous voir. Sur les réseaux sociaux, voire à la télévision, ils tombent sur votre sketch par hasard et cela ne leur fait pas toujours plaisir. » Au point de subir personnellement des menaces ? « Je pars du principe que pour faire rire, il faut créer un décalage et donc bien maîtriser son sujet. C’est pour cela que j’évite la politique et la religion. En fait, j’essaie de traiter, avec un regard plutôt bienveillant, les petits travers de la société qui m’entoure. Pourtant, un jour, sur internet, un jeune de 16 ans m’a écrit : «Vous m’avez gâché la vie !», alors… Un ou deux psys m’ont reproché de les brocarder, mais surtout j’ai dû renoncer à évoquer ma mère dans mes spectacles. Là, j’ai bien compris la menace ! »

Menaces de mort

Des foudres maternelles que Nathanaël a également essuyées. « Je ne veux plus entendre cette blague idiote à la radio ! » s’est-il entendu dire par sa mère. Mais l’artiste vaudois sait bien que des périls plus sérieux planent au-dessus de la tête de certains humoristes comme son collègue Thomas Wiesel, plus agitateur que lui. « Thomas a reçu des menaces de mort très précises et a pris conseil auprès de la police. On lui a répondu d’être attentif, parce que si cela se reproduisait de la part des mêmes personnes, il faudrait prendre des mesures, témoigne celui qui avoue éviter les sujets brûlants. Imaginons que je fasse un sketch dans lequel je me moque allègrement d’un chef d’État étranger. Dans mon public romand, la plupart des gens n’en auront pas grand-chose à faire, mais ce qui est sûr, c’est que ses partisans, eux, ne vont pas laisser passer la chose en rigolant. On me dira que j’ai la trouille. Admettons, mais franchement, si je vous propose de manger un caillou pour montrer combien vous êtes courageux, trouverez-vous que cela en vaut la peine ? »

 Il y a des choses qui ne se disent pas, par souci de ne pas blesser autrui, même involontairement. 

Brigitte Rosset, humoriste

Autocensure

Doit-on donc déduire de tout cela que les deux artisans du rire pratiquent l’autocensure ? « Depuis toujours, affirme Brigitte Rosset. Le nombre de sujets délicats a sans doute augmenté au cours des dernières années. Mon éducation protestante est peut-être aussi à l’origine de cette attitude : il y a des choses qui ne se disent pas, par souci de ne pas blesser autrui, même involontairement. » La jeune femme a notamment renoncé à une prestation d’une demi-heure au Musée de la Réforme de Genève, estimant – malgré son calvinisme assumé – qu’elle ne maîtrisait pas suffisamment le sujet pour trouver la bonne distance, et surtout l’humour qui en résulterait. Nathanaël Rochat, de son côté, a beau être prudent, il s’est quand même retrouvé houspillé par des élus d’extrême gauche parce qu’il avait ironisé sur l’embaumement de l’ancien président du Venezuela, Hugo Chavez. « J’ai trouvé cette glorification d’un corps momifié un peu ridicule, mais je ne m’attendais pas à une levée de boucliers révolutionnaire, commente-t-il. Nous avons fini par discuter un peu plus calmement de mon blasphème et je crois que les choses sont désormais rentrées dans l’ordre. »

Chant nazi

D’un autre côté, un humoriste comme Gaspard Proust est capable d’entonner un chant nazi devant une salle comble à Paris, tandis que le fameux « Cabaret » de Jérôme Savary avait créé le scandale au Grand Théâtre de Genève il y a quelques années avec ses immenses bannières à croix gammée se déployant brusquement – le thème étant Berlin au milieu des années 30 – sur scène. Outre que, traditionnellement, le public d’opéra manifeste volontiers son humeur, Brigitte Rosset et Nathanaël Rochat relèvent que « le public qui vient voir Proust sait exactement à quoi s’attendre : il tape sur tout le monde et c’est un effet de défouloir. Dans le cas de Savary, même s’il est connu comme provocateur, tous les abonnés du Grand Théâtre ne s’attendaient pas à cela. » Comme quoi Pierre Desproges avait raison : on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui.

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