Ceci n’est pas son livre

Molière, Shakespeare, Homère… Trois génies littéraires dont certaines théories du complot remettent en cause la paternité des œuvres.

Dire qu’il a fallu convoquer l’élite scientifique française pour mettre un terme à la controverse littéraire ! En 2019, deux chercheurs du CNRS/Université de Paris et de l’École nationale des Chartes (Université Paris Sciences et Lettres) s’attaquent à une rumeur vieille de plus de cent ans. Et si Molière n’avait pas écrit ses pièces ? Si l’auteur de L’Avare et du Malade imaginaire avait fait écrire ses œuvres par Corneille ? C’est un romancier du début du XXe siècle, Pierre Louÿs, qui lance cette « bombe » dans un article resté célèbre et publié en 1919. Intitulé Molière est un chef-d’œuvre de Corneille, le texte pose la question suivante : comment un comédien, présumé sans grande éducation littéraire, à la fois valet de chambre du roi et directeur de troupe de théâtre, aurait-il pu écrire tant de chefs-d’œuvre ?

Content image
x
(DR)
Portrait de Molière en César par Nicolas Mignard, 1658.

Hypothèse farfelue

Sa vérité ? Molière n’aurait en fait été que l’acteur principal des comédies qu’on lui attribue. Leur véritable auteur ? Pierre Corneille. L’hypothèse, a priori farfelue, va pourtant prendre de l’ampleur au début des années 2000 par des travaux en linguistique soutenant que le vocabulaire des pièces de Corneille et de Molière est trop semblable pour qu’elles aient été écrites par deux auteurs différents. Il faudra attendre 2019 pour qu’elle tombe à l’eau avec l’étude des chercheurs Florian Cafiero et Jean-Baptiste Camps. « Ils ont utilisé des techniques dites d’“attribution d’autorité”, explique-t-on au CNRS, qui reposent sur l’analyse statistique des habitudes d’écriture et des tics de langage nichés dans un texte pour en déduire son auteur. Même en essayant de copier le style d’un autre, certaines caractéristiques demeurent malgré tout : par exemple, le nombre de “mots-outils” (et, de, or, mais…) demeure assez stable, probablement parce que leur usage est inconscient. » Moralité : on peut rendre à Molière ce qui appartient à Molière. Ces polémiques littéraires s’avèrent plus nombreuses qu’on pourrait le croire. Même l’un des auteurs les plus célèbres de l’histoire de la littérature y a eu droit : William Shakespeare en personne. Depuis des siècles, ceux que l’on appelle les « anti-stratfordiens », du nom de la commune de Stratford, ville du centre de l’Angleterre, dans le comté du Warwickshire, qui vit naître l’auteur d’Hamlet en 1564, n’en démordent pas : le Shakespeare que tout le monde connaît n’est qu’un vulgaire prête-nom destiné à protéger l’identité du, ou plutôt, des auteurs réels des œuvres du plus célèbre dramaturge anglais.

Content image
x
(National Gallery)
L’un des rares portraits de Shakespeare réalisé de son vivant, on suppose, par le peintre John Taylor.

Odyssée collective

Aucun des vrais spécialistes et historiens de la littérature n’y a vraiment cru, mais parmi les fans, sur les réseaux sociaux, mais pas seulement, la thèse séduit toujours, et ce, depuis le milieu du XIXe siècle. Sur quoi repose-t-elle ? Là encore, sur les origines du dramaturge. Comment un homme si modeste, loin des grandes familles intellectuelles et lettrées de l’époque, aurait-il pu faire preuve d’un tel génie ? Surtout, comment pouvait-il aussi bien connaître les us et coutumes de la cour d’Angleterre et raconter aussi précisément les intrigues politiques de son temps ? Le cinéma (le film Anonymous en 2011), la littérature (notamment Mark Twain et son ouvrage Shakespeare est-il mort ?), la bande dessinée (le 24e album des aventures de Black et Mortimer en grande partie consacrée à la controverse entre « oxfordiens » et « stradfordiens ») s’y sont tous intéressés. Cependant, aucune preuve n’est jamais venue remettre en cause la paternité des chefs-d’œuvre de William Shakespeare. Bien avant lui, un autre avait eu droit à sa polémique, ce bon vieil Homère, au sujet duquel on s’est demandé s’il a vraiment écrit l’Iliade et l’Odyssée. Pour résoudre le mystère, même le grand Victor Hugo s’y est mis, faisant tourner des tables lors de séances de spiritisme afin d’entrer en contact avec lui.

Lamartine partit enquêter en Turquie actuelle. Avant eux, le philologue allemand August Wolf avait même affirmé qu’Homère n’avait jamais existé. Une thèse démentie avec le temps, l’hypothèse la plus solide aujourd’hui consistant à dire que les œuvres sont issues d’un travail collectif, auquel a contribué, très certainement, un certain Homère en personne…Chaque fois, les complotistes ou détectives littéraires amateurs recherchent la présence d’un écrivain fantôme, un ghostwriter, disent les Anglo-Saxons (comme le raconte Roman Polanski dans un film du même titre). Longtemps, on a parlé de « nègre littéraire », pour qualifier cette personne invisible qui écrit le texte, mais laisse une personnalité le signer à sa place. La pratique existe toujours, elle est même très répandue. Dès qu’une personnalité politique, artistique ou sportive publie un livre de mémoires ou de réflexion, le doute est de mise. « Certains font preuve de transparence et acceptent que la “plume” qui les a accompagnés, comme on dit pudiquement, dans le travail d’écriture apparaisse aussi, en couverture, en plus petits caractères, sourit une influente éditrice parisienne. Mais souvent, les personnes connues ne jouent pas le jeu et font croire qu’elles ont vraiment écrit le texte. Je ne sais pas si les gens sont dupes, mais cela fait du bien à l’ego de celles et ceux qui signent, j’imagine. Notamment les personnalités politiques. »

Content image
x
(DR)
Colette avec son mari Willy, lequel signa de son nom les premières œuvres de la roman-cière sans en avoir écrit une traître ligne.

L’argent de Claudine

Le cas le plus célèbre de « nègre littéraire », comme on disait à l’époque des faits, concerne Alexandre Dumas et Auguste Maquet, le plus connu de ses collaborateurs de l’ombre. Les recherches ont prouvé que Maquet n’écrivait pas en lieu et place de Dumas, mais rédigeait une première mouture à partir de ses recherches historiques, que le père des Trois Mousquetaires ou du Comte de Monte-Cristo reprenait ensuite pour y ajouter son talent d’écrivain. À l’inverse, certains auteurs parmi les plus célèbres ont écrit pour d’autres, dans l’ombre : Guillaume Apollinaire pour l’avocat Henry Esnard. Ou plus récemment le Prix Goncourt Erik Orsenna. Ou encore, en remontant le temps, Sidonie Gabrielle Colette alias Colette, une des autrices les plus célèbres de la littérature française.

Quand paraît en 1900 le premier de ses romans, Claudine à l’école, Colette ne le signe pas. L’auteur officiel ? Un certain Willy. Derrière le pseudonyme se cache Henry Gauthier-Villars, son mari depuis sept ans, que l’écrivaine a épousé alors qu’elle n’avait que 20 ans. Trois autres Claudine paraissent en autant d’années, tous signés « Willy ». On est loin de l’époque contemporaine en ce qui concerne l’égalité entre les sexes. En ce début de XXe siècle, Henry Gauthier-Villars s’empare de l’œuvre de son épouse et se fait passer pour le véritable « père » littéraire de Claudine. Mais il empoche aussi l’argent généré par les ventes des livres.

Il faudra attendre 1911 et la séparation du couple pour que la réédition de Claudine à Paris soit au moins cosignée « Willy et Colette Willy ». La vérité littéraire éclatera plus tard, quand Sidonie Gabrielle Colette, à la fin de sa vie, révèlera que son premier mari n’a joué qu’un rôle mineur dans l’écriture des Claudine. Entre-temps, « Willy » a disparu de la couverture des romans. Justice est enfin faite. Elle le sera d’autant plus en 1954 quand Colette deviendra la première femme à laquelle la République accordera des funérailles nationales. ■