Partir de l’existant et reconnaître sa valeur

Ancien rédacteur en chef de la revue Tracés, Francesco Della Casa est l’actuel architecte cantonal. Une personne capable d’assurer vision et préservation, de garantir l’harmonisation tout en contribuant à déverrouiller certains blocages « genevois ».

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Francesco Della Casa est l’actuel architecte cantonal

Immorama : Le patrimoine et sa préservation sont parfois vus comme des freins à la création architecturale et urbanistique. « On veut tout garder, on ne peut plus rien construire », entend-on parfois. Est-ce un faux procès ?

Francesco Della Casa : Je considère au contraire que le patri-moine est un élément moteur du développement urbanistique. Bien entendu, il convient d’appréhender le patrimoine comme un ensemble : les sites naturels, les arbres, le paysage en font partie, tout comme les aménagements et les bâtiments. Genève, on ne le sait pas toujours, peut être fière d’avoir compris dès la seconde décennie du XXe siècle que l’essor des transports allait conduire à l’étalement de la ville. Des pionniers comme Camille Martin, Maurice Braillard ou Louis Blondel ont estimé que le territoire était un bien commun ; de leurs réflexions devait naître le premier plan de zones. Avant eux, il y avait évidemment eu Fazy et Dufour, à qui l’on doit l’édification des quais de la Rade, puis Blotnitzky dont le plan, faisant suite à la démolition des fortifications, permit l’édification des boulevards et des immeubles de la petite ceinture. L’idée d’une qualité de ville était née, avec des pénétrantes de verdure reliant les parcs, puis de grands espaces entre les barres d’immeubles du célèbre plan Braillard, lequel les imaginait, en bon utopiste, comme ayant le même gabarit et soigneusement orientés, suivant les théories du mouvement moderne, où l’on voulait que le soleil entre partout ; aujourd’hui, on aurait plutôt tendance à vouloir s’en protéger ! L’ennui est que la voiture reine des années 50 à 80 a envahi les larges espaces ainsi ménagés, qu’il a fallu ensuite reconquérir. Cela ne se fait pas sans difficulté.

Je considère au contraire que le patrimoine est un élément moteur du développement urbanistique. 

Genève est-elle parvenue à protéger son patrimoine ?

Globalement, Genève a accompli pas mal de choses en termes patrimoniaux. Nous avons évité de justesse d’inviter l’autoroute en plein centre-ville, bâti avec les Tours de Carouge et Le Lignon des immeubles de référence en Suisse et en Europe, sauvé des quartiers entiers du XIXe et du début XXe, et presque toujours préservé nos sites. Le grand danger serait, lorsqu’on aborde l’aménagement d’un village genevois, par exemple, qui n’a pas de monument emblématique ni spectaculaire, d’ignorer l’histoire de la maison rurale, ou de perdre de vue le contexte général de notre canton, si exigu et où, pourtant, la distinction entre territoires bâti et non bâti est si claire. Le patrimoine fait Genève et non l’inverse.

Certes, mais d’aucuns pensent que la construction de la ville du futur implique quand même de remplacer le vieillot par le moderne…

C’est exactement là qu’il nous faut adopter une nouvelle approche, qui nous est d’ailleurs imposée par la réalité prosaïque : il est désormais impossible de considérer que l’on va démolir l’ancien, raser ce qui existe, pour « faire du neuf ». Outre la valeur de l’existant, qu’il s’agisse d’éléments naturels ou de bâtiments, l’impossibilité croissante de trouver des matériaux devient criante : peut-on continuer à importer des graviers, du sable et même du granit, parfois de l’autre bout du monde ? Par ailleurs, où déverser nos déblais ? La masse des déchets de chantier ne trouve plus de destination : les décharges sont pleines, les pays voisins n’en veulent plus. Notre vision doit dorénavant s’axer sur la transformation et la valorisation de ce qui existe, un peu comme ces cathédrales construites sur les ruines – et avec les matériaux – de temples romains, parfois eux-mêmes installés sur les vestiges de sanctuaires plus anciens ! Il est urgent d’apprendre à reconsidérer chaque élément existant comme la base de tout projet, quitte à déplacer un bâtiment (on l’a vu lors des travaux du CEVA) et à remployer sur place les matériaux de démolition lorsque celle-ci s’impose.

Notre vision doit dorénavant s’axer sur la transformation et la valorisation de ce qui existe. 

Autre opinion souvent entendue, de la part d’autochtones comme d’étrangers : Genève ne serait pas une ville d’architecture. Elle manquerait de ces « gestes architecturaux » qui font se pâmer les admirateurs des architectes médiatiques. Est-ce vrai ?

Voilà en effet un mantra qui a le don de m’irriter. Il est apparemment de bon ton de considérer qu’à l’inverse de Chicago ou de Dubaï, Genève serait architecturalement insignifiante. Certes, la couleur des pierres d’ici, qui colle si bien avec une certaine austérité calviniste, ne porte pas à la gaieté. Mais sans même parler de la Vieille-Ville ou du Quartier des Nations, il suffit de se renseigner ou de se faire accompagner pour découvrir de très belles réalisations, d’hier et d’aujourd’hui. Le « geste architectural » – et il y en a chez nous ! – s’apparente à l’œuvre d’art : son caractère exceptionnel et particulier en fait l’intérêt. Mais pour la ville utile, la ville vivante, ce qui compte avant tout c’est le savoir-faire des corps de métier. C’est grâce aux ouvriers, aux artisans, autant qu’aux architectes et aux ingénieurs, qu’un lieu devient « agréable à vivre », que l’on a envie de s’y installer, sans même pouvoir dire pourquoi. Le patrimoine, c’est cela. Ce n’est pas un décor, un caprice esthétique, ni un travestissement cosmétique. C’est une valeur d’ensemble.

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