Espagne, la liberté en danger

En mai 2011, la jeunesse espagnole occupe les places des grandes villes d’Espagne, et notamment la Puerta del Sol à Madrid. Pendant plusieurs jours, des centaines de milliers d’Espagnols manifestent contre les mesures d’austérité.

Un immense campement est installé au cœur de la capitale espagnole pendant plusieurs semaines : c’est la naissance du mouvement des Indignés, qui se répand progressivement ailleurs : en Grèce, en Israël ou aux Etats-Unis avec « Occupy Wall street ». A l’époque, si la mobilisation rencontre un écho très favorable en Espagne, elle ulcère la droite espagnole qui assiste, impuissante, à la multiplication des manifestations et des actions de différents collectifs contre des banques, des bâtiments publics et des institutions. Quatre ans après la naissance des Indignés, le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy tient sa revanche : grâce à sa majorité absolue au parlement, il a réussi à faire voter une loi très controversée en Espagne : la « loi organique de sécurité citoyenne », un texte qui restreint sérieusement le droit de manifester, donne beaucoup plus de pouvoir aux forces de l’ordre et selon ses détracteurs « bâillonne » la rue. Ainsi, le texte prévoit des amendes pouvant aller jusqu’à 30 000 euros en cas de manifestations non autorisées devant des bâtiments officiels comme le parlement. De même, il est interdit d’escalader des édifices publics, comme Greenpeace le fait souvent lors de ses actions, mais aussi d’occuper des agences bancaires. Et ce n’est pas tout : déshonorer le drapeau espagnol, participer à un rassemblement non autorisé, refuser de s’identifier, résister aux forces de l’ordre, les filmer ou les prendre en photo sera passible de 100 à 30 000 euros d’amende. Au total, une cinquantaine de délits sanctionnés jusqu’alors par le code pénal deviennent des fautes administratives.

La présomption de culpabilité remplace désormais la présomption d’innocence.

« Malheureusement ces amendes ne seront contestables qu’après coup. La personne sanctionnée passera devant un juge seulement s’il en fait la demande, une fois l’amende réglée, déplore Marc Carillo, professeur de droit constitutionnel à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. Convertir des sanctions pénales en sanctions administratives limite forcément les possibilités de se défendre. Le gouvernement cherche en réalité à dissuader les gens d’aller manifester. » Selon Ignacio Gonzalez Vega, magistrat à Madrid et membre du collectif « Juges pour la démocratie », la présomption de culpabilité remplace désormais la présomption d’innocence : « C’est un terrible recul en arrière pour les libertés individuelles, qui de surcroît n’est motivé par aucune demande de la société. Le pouvoir cherche simplement à démobiliser les citoyens », souligne le magistrat. Dans les enquêtes d’opinion qui mesurent régulièrement les sujets de préoccupation des Espagnols, la sécurité arrive loin derrière la crise, le chômage ou la corruption. Pour de nombreux observateurs, cette loi n’est absolument pas nécessaire, car malgré la crise et la colère sociales, les incidents et les débordements sont très limités en Espagne. « Pour répondre à un problème social, le gouvernement met en place une loi répressive », déplore Ignacio Gonzalez Vega. Le Parti Populaire au pouvoir – la seule formation à avoir voté cette loi – soutient que le texte est équilibré et parvient à résoudre la tension entre liberté et sécurité. « Grâce à cette loi, la liberté progresse. Ce sont les manifestants violents qui perdent du terrain », a affirmé lors des débats parlementaires le député conservateur Conrado Escobar. La majorité a reçu l’appui du patronat espagnol, qui s’inquiète pour l’image de marque de Madrid à l’étranger et auprès des touristes, après la multiplication des manifestations ces dernières années. Mais à l’instar de la sphère judiciaire, l’opposition est vent debout contre une loi qui rappelle selon la députée socialiste Isabel Rodriguez « les heures sombres du franquisme ». La présence à Paris de Mariano Rajoy, lors de la manifestation du 11 janvier, en soutien aux victimes de l’attaque contre Charlie Hebdo en a choqué plus d’un en Espagne. « C’est parfaitement contradictoire de défendre la liberté d’expression à Paris et d’instaurer une loi qui restreint les droits individuels », s’insurge Marc Carillo. Mais le gouvernement espagnol n’entend pourtant pas s’arrêter là. Après avoir restreint le droit de manifestation, il prépare une loi qui permettra à l’exécutif d’ordonner plus facilement des écoutes téléphoniques en cas d’urgence. L’opposition y voit la mise en place d’un « Big Brother ». « Le gouvernement veut instaurer un contrôle des communications privées contraire à la Constitution, déplore Marc Carillo. Ceci est propre à un régime autoritaire. »

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