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La guerre des os

Les objets d’histoire naturelle cartonnent aux enchères. Les scientifiques s’inquiètent de voir ainsi disparaître des pièces majeures dans les salons des collectionneurs.

Il s’appelle Stan, comme le prénom du paléontologue amateur qui l’a découvert en 1987 aux États-Unis, en creusant le sol de Hell Creek juste à côté de la ville de Buffalo. Stan donc, joli Tyrannosaurus rex de presque 12 mètres de long, mort il y a soixante-six millions d’années et crédité pour être le spécimen de son espèce le plus complet jamais déterré. Un gros bébé du Crétacé avec presque toutes ses dents qui faisait la fierté du Black Hills Institute of Geological Research, son propriétaire. En 2015, un différend entre administrateurs précipite la vente aux enchères du T-Rex. Le 14 octobre 2020, il était acheté 31,8 millions de dollars chez Christie’s par un amateur de vieux os très fortuné.

Art naturel

Son nom ? La maison de vente anglaise ne le donne évidemment pas. Ce n’est pas dévoiler un secret, en revanche, de dire que la vente de Stan a mis en émoi la communauté scientifique qui voit ainsi disparaître, et sans doute pour longtemps, l’une de ses Jocondes. « Cette vente est problématique pour deux raisons, argumente Lionel Cavin, paléontologue et conservateur au Muséum d’histoire naturelle de Genève. La première, c’est que nous ne pourrons plus ni l’étudier ni vérifier ce qui a déjà été écrit sur lui. Ce dinosaure est perdu pour la recherche. La seconde, c’est que cela montre à quel point le monde scientifique et les musées sont incapables de régater avec les budgets illimités de certains particuliers. »

Il arrive parfois que l’histoire se termine bien. En 1997, Sue, un autre T-Rex, faisait 8,3 millions sous le marteau de Sotheby’s. Un record mondial pour l’époque. Ses acheteurs – un regroupement des entreprises McDonald et Walt Disney, de l’Université de Californie et de généreux mécènes – avaient ensuite offert le squelette au Fields Museum of Natural History de Chicago où il se trouve désormais pour l’éternité. « La vente de fossile a toujours existé, mais considérer un dinosaure comme un objet spéculatif à l’égal d’une œuvre d’art est un phénomène beaucoup plus récent. Pour moi, c’est une dérive. Contrairement à une œuvre d’art, un objet d’histoire naturelle n’a pas été créé par la main de l’homme. Je ne vois pas pourquoi on range une peinture de paysage et un dinosaure dans le même panier », reprend Lionel Cavin. Responsable du Département instruments scientifiques, globe et histoire naturelle chez Christie’s à Londres, James Hyslop justifie ce mélange des genres : « Il existe, bien sûr, des collectionneurs spécialisés, mais la science et l’histoire naturelle sont d’un tel attrait universel que nous voyons un éventail diversifié de nos clients du marché des beaux-arts entrer dans cette catégorie. »

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© CHRISTIE’S IMAGES LTD. 2020
Stan, Tyrannosaurus rex de soixante-six millions d’années, vendu chez Christie’s en 2020 au prix record de 31,8 millions de dollars.

Cabinets de curiosités

La raison est aussi que les fossiles, comme les minéraux et les météorites, sont des pièces qui enfièvrent les collectionneurs depuis longtemps. « Il existe une longue et riche association entre cette catégorie et le marché de l’art au sens large, continue l’expert. Il est vraiment né dans les cabinets de curiosités européens qui connaissent un regain d’intérêt depuis quelques années. »

Au XVIe siècle Bernard Palissy, à qui on attribue la découverte du secret de la technique de l’émail chinois, constitue ainsi un important ensemble de fossiles. Contrairement à la croyance populaire, le savant comprend que les empreintes de coquillages pétrifiés dans la pierre ne sont pas les traces du Déluge biblique. Ce qui lui vaut d’être considéré comme le précurseur de la paléontologie, discipline inventée par Georges Cuvier à la fin du XVIIIe siècle. « Je comprends que ce sont aussi des pièces de collection.

À la Renaissance, il n’était pas rare d’encadrer des fossiles de poissons. Aux États-Unis, au XIXe siècle, les gens se lançaient dans des courses aux fossiles qu’on appelait « la guerre des os », explique Lionel Cavin. Ce que je reproche à cette méthode de vente apparue il y a une vingtaine d’années, c’est d’orchestrer un show autour d’un objet scientifique majeur, en le réduisant à des considérations esthétiques et spectaculaires. Ce qui prive le public et les scientifiques de pièces uniques. » Il faut dire que le marché des grands fossiles est très porteur. À Genève, en décembre 2020, la maison Piguet Hôtel des Ventes adjugeait pour 74’800 francs le squelette d’un tigre à dents de sabre complet à 90 % malgré ses 37 millions d’années.

« En 2012-2013, lorsque nous avons commencé à développer le Département histoire naturelle, le total des ventes de Christie’s pour l’année s’élevait à environ 100’000 livres sterling. En 2019, il dépassait 2,5 millions de livres sterling, précise James Hyslop. C’est une catégorie qui n’a cessé de croître au cours de la dernière décennie. Pour quelle raison ? Je soupçonne que certains collectionneurs s’intéressent désormais à toutes sortes de collections au lieu de se concentrer sur un domaine spécifique tel que l’art ou les objets rares. »

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© Piguet Hôtel des Ventes
Le tigre à dents de sabre adjugé l’année dernière pour 74’800 francs à Genève par la maison Piguet Hôtel des Ventes.

Dans le cas de la minéralogie, autre domaine porteur des enchères, l’approche est différente. La discipline est depuis toujours associée à l’art, notamment à travers la transformation des pierres en bijou. « Les gemmes qui passent en vente ne relèvent pas d’un grand intérêt pour la recherche, continue Lionel Cavin. Les minéralogistes travaillent surtout sur la découverte de nouveaux minéraux qui sont souvent de toute petite taille ce qui n’intéresse pas le marché. Se faire souffler une splendide améthyste aux enchères c’est peut-être dommage pour la collection d’un musée, mais cela ne va pas péjorer les avancées scientifiques dans ce domaine. »

Cela pose aussi la question de la propriété. Aux États-Unis, les restes d’un dinosaure ou une concrétion minérale appartiennent au propriétaire du terrain où ils ont été découverts. Libre donc à lui d’en faire ce qui lui plaît. « En Suisse, c’est plus compliqué, reprend le paléontologue. Au Tessin, par exemple, un important gisement de fossiles se trouve sur un site inscrit au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO. Tout ce qui sort de son sol est très bien protégé. Dans d’autres cantons, la législation est beaucoup plus permissive. Cela dit, nul doute que si on devait trouver un beau squelette de tyrannosaure dans notre pays, l’État exercerait des pressions pour le conserver. » ■

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