Le monde selon… Elsa Godart

La culpabilisation et ses corollaires que sont la honte et la mauvaise conscience. Pour la directrice de recherche à l’Université Gustave Eiffel à Paris, psychanalyste, mais aussi docteur en psychologie et en philosophie, il s’agit du grand mal du XXIe siècle. Mais tout espoir n’est pas – encore – complètement perdu.

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(Denis Felix)
Selon Elsa Godart, nous vivons dans une société qui culpabilise en permanence.

À quoi ressemble le monde selon Elsa Godart ?

J’ai combien d’heures pour répondre ? Voilà qui est infiniment indéfinissable puisque pour une philosophe, le monde, c’est tout qui est hors de soi. Mais si on s’en tient au bien-être individuel, je dirais qu’on est à bout. On avait encore du ressort en 2020, mais il est un peu usé aujourd’hui. Notre besoin urgent, ce n’est pas celui d’une guimauve à la sauce développement personnel, dont la perversion donne l’illusion qu’on est responsable de tout, que c’est de notre faute si on est mal. Non, le besoin, c’est de retrouver un élan solidaire. J’emploie le terme d’« altérisme » dans mes travaux, qui est pour moi l’avènement d’une nouvelle forme de transcendance. Se souvenir que le lien à l’autre est premier, fondamental, avant même le lien à soi.

Le titre de votre dernier ouvrage mentionne la culpabilisation, mais vous évoquez aussi la nécessité de la culpabilité. La première serait un vice, et la seconde une vertu ?

Pas une vertu, non, car elle est un fonctionnement inhérent au sujet humain. On doit être capables de distinguer le bien du mal, de se déterminer en fonction d’un jugement moral, ce qui entraîne inévitablement la notion de culpabilité dès le plus jeune âge. Le principe de culpabilisation est différent : c’est une culpabilité exogène, qui ne vient pas de notre sentiment moral. Le doigt pointé de la couverture du livre fait d’ailleurs penser aux anciennes affiches américaines de recherche, celles où on lisait «  WANTED! » en gros caractères. Ce sont là les conséquences de la multiplication des regards-juges, d’un jugement moral imposé qui nous oblige à panser et à penser notre action. Ai-je bien fait, bien pensé, bien dit ? C’est une pression sociale qui va instiller le doute alors qu’on n’en a pas besoin.

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(DR)
Elsa Godart, En finir avec la culpabilisation sociale, 272 pages. Éd. Albin Michel

La culpabilité comme arme et outil de chantage, c’est pourtant une constante dans l’histoire de l’humanité ?

Le phénomène inédit, c’est qu’au-jourd’hui, on se soumet volontairement au regard d’autrui, en permanence. Quand on publie un post sur les réseaux sociaux, on exhibe une manière de penser, de vivre, et on attend des retours. On est conforté dans notre existence quand on reçoit des « likes », mais lorsque ce sont des marques de désapprobation, ça nous remet en question de façon parfois extrêmement violente. On est entrés dans une mécanique de soumission, on a perdu confiance en notre jugement face à la multiplication des infos et des discours. C’est la confusion. On n’arrive plus à se réapproprier sa subjectivité, pour parler philosophiquement.

Et la culpabilisation ruisselle, pour le pire.

Il y a deux corollaires à la culpabilisation. La mauvaise conscience, qui appelle à une réparation immédiate. Elle pousse à l’acte, car on veut en sortir. Et la honte, qui pousse d’abord à s’isoler, pour ensuite tout faire pour plaire et aller dans le prétendu bon sens. C’est comme ça qu’on se soumet volontairement.

On a beaucoup pointé du doigt la docilité des jeunes face aux restrictions depuis deux ans. Est-ce la culpabilisation qui en est à l’origine ?

Absolument, et je termine d’ailleurs mon livre sur la notion de guilt generation (génération coupable). Ils ont été mis au pas, ce n’est pas une génération de la révolte. Nos parents ont connu Mai 68, ils étaient beaucoup plus revanchards – d’ailleurs, les Gilets Jaunes sont un mouvement de boomers. Nos grands-parents ont fait la guerre, ils ont cette culture de la résistance. Nous, nous faisons des enfants qui ont la culture de la docilité.

 La honte de prendre l’avion. Franchement… On n’en finit plus. 

On les accuse de beaucoup de choses, notamment d’être une menace pour les seniors s’ils ne se font pas vacciner. Quelles en seront les conséquences ?

Je ne suis pas Madame Irma, et j’en appelle à la prudence ici, parce que ça peut être tout et son contraire. On peut imaginer comme conséquence logique qu’ils deviennent des mou-tons et se soumettent à tout. Mais aussi que ça devienne trop lourd à terme, donc insupportable, et qu’il y ait un sursaut parce qu’ils auront l’impression de mourir à petit feu. C’est la dialectique du maître et de l’esclave : quand on n’a plus rien à perdre, alors on a tout à gagner. C’est là que l’on devient féroce.

Le monde d’aujourd’hui se compose aussi des personnages politiques qui jouent de la culpabilisation. Emmanuel Macron va même plus loin : il est de plus en plus dans l’accusation.

C’est très dangereux quand un politicien se met à juger son peuple et à le condamner de facto. On sort du cadre démocratique. Président, c’est une fonction de représentation. Ce n’est pas une personne qui est élue, c’est une symbolique. Quand on se met à accuser son peuple, on n’est plus dans sa légitimité.

Malgré la répétition de ses humiliations, il reste le favori des sondages. Comment l’expliquez-vous ?

Par la montée de l’autoritarisme et des extrêmes en France. Il ne faut pas oublier que c’est la peur qui a fait élire Hitler. Camus parlait du « siècle de la peur » à propos du XXe ; pour nous, le XXIe sera celui de la culpabilisation. Cette dernière est un grand fonctionnement capitaliste. On arrive à beaucoup de choses en jouant dessus, et ça va continuer. C’est un levier très puissant de domination.

Pourquoi cède-t-on aussi facilement à la culpabilisation ?

On est pris dans une mécanique, on est dans le mouvement du contemporain, c’est très difficile d’y résister. Je me permets ce grand écart : nos grands-parents n’en avaient rien à faire de savoir si leurs gamins étaient heureux. S’ils avaient un toit, qu’ils pouvaient manger à leur faim et aller à l’école, c’était bon. Aujourd’hui, on s’interroge sur tout : est-ce que mon enfant de 3 ans est heureux, je lui ai mis une petite fessée, mais c’est horrible, j’ai crié je n’aurais pas dû… Elle est terrible cette culpabilité, parce qu’il est impossible de ne pas crier avec les enfants. Et il devient impossible de ne pas y céder parce qu’on est pris dans ce conditionnement. On n’ose plus être soi, on doute en permanence, c’est insupportable.

Quels autres éléments mettez-vous dans ce conditionnement ?

Les critères de réussite d’une vie parfaite, d’une bonne santé, d’être un bon parent. Des pressions multiples et si grandes qu’il est à la fois difficile de leur résister et qu’elles sont impossibles à atteindre. Ça crée un mécanisme continu d’épuisement et de déceptions. On ne peut pas être épanoui dans un tel contexte. Le seuil d’exigence qui a été posé est tel un horizon, j’utilise ce terme à dessein, car plus on s’en rapproche et plus il s’éloigne. Le pire, c’est que ces normes de bienveillance sont absolument abjectes. On va nous dire comment bien manger, comment bien écouter de la musique sur son iPhone, comment bien marcher tous les jours, et que si on attrape un cancer, et bien c’est de notre faute parce qu’on n’aura pas fait nos dix mille pas par jour. Dans mon cabinet, je reçois des patients en double peine : ils sont malades et on les accuse d’en être responsables. On n’en sort plus, comme si vivre n’était pas suffisamment compliqué… Et là, en plus, on est étouffés par la crise sanitaire. On va suffoquer, il faut relâcher, c’est intenable.

Certaines culpabilités semblent même éternelles. Celle des Allemands par rapport à la Shoah, ou certains Européens qui font des pèlerinages en Afrique pour demander pardon pour les crimes d’esclavage de leurs ancêtres.

Jusqu’où peut aller la folie de la culpabilisation, c’est ça votre question ? Et bien jusqu’à oublier sa vie, ou de se confronter à sa propre vie. C’est une fuite. La honte de prendre l’avion, franchement… On n’en finit plus. Ça devient l’incapacité de penser par soi-même.

Vous évoquez beaucoup le sentiment de culpabilité des femmes dans votre livre. Est-il plus fort que celui des hommes, selon vous ?

J’en parle beaucoup parce que je suis concernée, et que je trouve leur quotidien très lourd. Certaines sont parfois enfermées en plein mutisme. J’arrive à délier leurs langues dans mes consultations, et je suis sidérée de voir ce qu’elles peuvent accepter. Mais je ne veux pas faire trop de différence avec les hommes, il y a autant de pression sur les pères célibataires, sur ce que c’est d’être un bon père. Il y aurait beaucoup de choses à dénoncer les concernant, sur l’exigence de réussite par exemple. Leur parole est encore à libérer, ils sont dans des prisons de représentation de la virilité. Je pense aussi qu’un jour on aura besoin d’un MeToo inceste pour les hommes d’ailleurs.

Les militantes féministes Sandrine Rousseau et Alice Coffin s’en prennent parfois directement aux hommes pour dénoncer le patriarcat. Une démarche excessive, selon vous ?

Je ne suis jamais pour l’excès, mais je mettrais une nuance ici. Ces femmes ont raison, à un moment donné, d’avoir une parole excessive. Mieux, même : si elles étaient accompagnées d’hommes virils capables de soutenir leurs initiatives, ça ferait bouger la société. On parle quand même de vingt-cinq siècles de domination. Il ne faut pas oublier que les Grecs étaient déjà d’une misogynie incroyable. Le décapage de fond, à un moment, ça devient une guerre. Moi, j’en suis encore victime : à l’université, ou lors de conférences, on me dit des choses qui ne sont pas possibles. Il y a des discours et même des passages à l’acte qui sont des agressions inacceptables. À un moment, il faut taper fort.

On ne peut pas se débarrasser de la culpabilité, sinon on perd notre humanité. 

Plutôt que le clivage homme-femme, vous préférez insister sur le bouleversement de la famille.

Il y a deux générations, c’était inimaginable de voir un père avec un porte-bébé. Et mes deux grands-mères, quatre enfants pour l’une et cinq pour l’autre, ne savaient pas comment faire pour ne plus avoir d’enfants. Aujourd’hui, c’est l’inverse : ma génération ne sait plus comment faire pour en avoir un.

Cet autre effet pervers de la culpabilisation, aussi : il est devenu presque impossible de se plaindre, au motif qu’on trouve toujours pire que soi.

Je fais même l’éloge de la plainte. On ne peut pas comparer les souffrances. Qu’est-ce qui fait qu’une humiliation chez un gamin de 8 ans par son instituteur pourra entraîner un effondrement radical et une dépression, alors qu’un mari qui perd sa femme après quarante ans de vie commune pourra peut-être vivre son deuil de manière beaucoup plus facile ? Comment comparer, comment juger ? Ça n’a pas de sens de créer une échelle de la douleur. Ras-le-bol des politiques d’évaluation !

Vous enseignez l’éthique médicale aux soignants depuis 2003. De quelle manière et pour quel résultat ?

C’est de la philosophie appliquée au champ de la médecine. Je parle du dilemme éthique qu’on rencontre souvent en médecine, et qui est en fait un choix contraint : est-ce que j’ampute ou pas, est-ce que je réanime ou pas ? C’est passionnant, car c’est la rencontre entre la théorie et l’expérience sur le registre de la vie. C’est là où la philo entre en ligne de compte, elle devient un outil indispensable pour tenter de répondre à la question : comment dois-je vivre, comment dois-je me comporter ? Pour les soignants qui ont été amenés à trier les patients, c’est impossible de ne pas culpabiliser. Nos séances aident à conceptualiser, à mettre leur pratique à distance. Ils trouvent des outils pour améliorer leur jugement, et ils se sentent moins seuls.

Le « choix contraint » que vous évoquez s’impose-t-il chaque jour davantage à tous les niveaux ?

Oui, c’est l’illusion du libre arbitre. Le roman Le Choix de Sophie de William Styron est emblématique de tout ça. J’ai le choix entre la peste et le choléra, entre le marteau et l’enclume, je choisis et je deviens responsable. C’est dramatique, parce que je vais devoir porter le fardeau de ce choix que je ne voulais pas faire.

Comment vivre avec et survire à ça ?

On ne peut pas se débarrasser de la culpabilité, sinon on perd notre humanité. Mais la révolution sociale ne peut fonctionner que collectivement. La clé, c’est de briser le silence, en masse. Commencer à dire non à titre individuel, que ce soit devant une gynéco qui vous culpabilise, ou un patron qui exige des choses inacceptables en urgence à 19 h. C’est compliqué, car on est conditionné. L’autre jour, lors d’une conférence, un type m’a balancé une horreur inacceptable. Et moi qui suis la personne la plus alerte, qui manie les mots comme des couteaux tranchants, j’étais tellement sous le choc que je n’ai pas réagi. J’étais en état de stupeur. J’ai dissocié, comme pour un trauma. Et le soir, dans le train, j’étais effondrée. Il y a un gros travail de résistance à mettre en place, qui commence par plein de petits « non » individuels.

Vous restez optimiste ?

Oui, car je crois en la guilt generation. Si vous me demandez encore comment va le monde en cette fin d’interview, je dirais que la jeunesse peut certes se soumettre, mais elle peut aussi dire non. Je crois au pouvoir de la création et d’innovation. On peut voir dans la technologie un parangon de soumission et de domination, ce qui est vrai, mais aussi l’occasion comme jamais de créer du lien, de constituer cet « altérisme ». De remettre de l’esthétisme, de la joie, des émotions pures. De créer un autre monde. ■

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