Alors on danse

TikTok, c’est cette application sur laquelle des millions de personnes se filment en train de danser.
Pour dénoncer, pour s’exprimer ou pour s’amuser, pourquoi les gens se mettent-ils à bouger ?

Quatorze après sa sortie, Smile, l’un des grands tubes de la chanteuse britannique Lily Allen, est redevenu un hit. La raison d’un tel retour de flamme ? La danse et les nouvelles technologies. Comme bien d’autres morceaux, Smile sert de tempo à l’une des moult chorégraphies que l’on croise sur TikTok. L’application chinoise s’est retrouvée au centre d’un bras de fer qui l’a opposé aux Etats-Unis. Le pays craignant de voir les données de ses 100 millions de concitoyens adeptes de la plateforme filer vers Pékin a forcé l’achat de sa branche américaine par les géants Oracle et Walmart. Pourquoi une telle affaire d’État ? Parce que depuis son lancement en 2016, l’application cumule plus d’un milliard d’utilisateurs mensuels. Ce sont d’abord les « dance challenges », défis dansés, qui lui ont valu ce succès planétaire, en offrant la possibilité de monter de manière simplissime ses propres clips, d’une durée de quinze à soixante secondes, avant de livrer ses superproductions au monde entier. Une aubaine pour la jeune génération, première consommatrice de cet outil vite transformé en Eden d’une certaine idée du lâcher-prise, à coups d’enchaînements aussi rythmés que joyeux.

Fin 2019, la chorégraphie intitulée « Renegade », créée par une jeune fille de 14 ans de la banlieue d’Atlanta, devenait ainsi virale, accumulant des millions de vues mondiales, recopiée presque autant de fois, jusqu’à inspirer de grandes stars de la pop. Mais TikTok a également vibré pour le « Oh Nanana Challenge », une danse consistant à virevolter à deux en s’entrechoquant les pieds, ou le « One Challenge », série de déhanchés à plusieurs, devant l’œil du smartphone. Sans oublier le « Wow you can really dance », un défi de mouvements absurdes moins calibré…

Depuis le confinement du printemps dernier, de nouvelles générations sont entrées dans cette frénésie hédoniste, en exposant ados, parents, voire grands-parents, embarqués dans les mêmes séries de mouvements, comme si la danse, en pleine ère de la distance sociale, offrait un nouveau rituel de lien. « Avec le confinement, beaucoup ont dû inventer des façons inédites de communiquer, observe le philosophe du corps Bernard Andrieu. Et le fait que la danse se soit invitée dans ces échanges n’est pas étonnant : elle provoque des sensations internes de l’ordre de la transe, qui permettent de se sentir vivant. Dans les années 1990, on allait rechercher ces sensations dans la prise de risque alors qu’aujourd’hui, la tendance est de les éprouver à travers la joie, sinon l’extase, de la libération du corps.

Cette explosion du plaisir de danser traduit d’ailleurs une quête plus globale d’exploration individuelle du corps, à travers toutes les sphères sensorielles : érotique, affective, psychologique, dans une société où l’on subit énormément de contraintes. La danse agit comme une catharsis. »

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Vernissage de "Dance first. Think later – Rencontre entre danse et arts visuels" le 21 août 2020 au Commun, Bâtiment d’art contemporain (BAC), Genève. (Emmanuelle Bayart © Arta Sperto)
La performance "Dervish Skirts" du chorégraphe Alex Cecchetti dans le cadre du festival Dance First. Think Later à Genève.

Le corps pour contester

Ce qu’elle a toujours fait, mais on la voit désormais partout, jusque dans les grands mouvements de protestation planétaire : des féministes chiliennes créant, l’année dernière, une chorégraphie contre le viol devenue rapidement virale aux quatre coins du globe, jusqu’au mouvement Black Lives Matter, ponctué, durant chaque grande marche américaine, de dizaines de chorégraphies, actuelles ou rituelles. Twerk, Haka, Macarena, Sabar sénégalais ou hip-hop ont ainsi permis d’exprimer la colère, à côté des pancartes…
« La parole ne suffit plus parce qu’on a désormais l’impression qu’elle n’est plus entendue, et le corps devient slogan, reprend Bernard Andrieu. Et puis il y a une dimension universelle dans la danse qui lui permet d’être comprise par tous, au-delà des mots. »

Pour Pierre Emmanuel Sorignet, professeur de sociologie à l’UNIL à Lausanne, auteur de Danser, enquête dans les coulisses d’une vocation (La Découverte) et lui-même danseur, cette expression est même « le moyen de continuer à dire que l’on reste en mouvement au sens quasi littéral du terme, mais aussi le vecteur le plus lisible et immédiat qui donne au spectateur des émotions, des sensations, puisque c’est la logique des corps, qui précède toujours le discours. »

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(Captures d'écran TikTok © DR)
Tous les jours sur TikTok, en groupe ou en solo, des millions de corps se lâchent.

Question centrale

C’est le corps, encore, toujours à travers la danse, qui devient œuvre en intégrant de plus en plus d’expériences muséales. À l’instar de l’évènement pluridisciplinaire Dance First. Think later, présenté en septembre à Genève par Olivier Kaeser, ancien directeur du Centre Culturel Suisse de Paris et curateur. Au programme, pléthore de performances chorégraphiques dans les grands lieux d’exposition de la ville. « Les chorégraphes conçoivent de plus en plus de projets pour les institutions d’art, souligne-t-il, alors que la danse est un domaine de la culture en plein essor. Je viens d’une pratique des arts visuels, et les deux domaines se rejoignent actuellement autour de la question devenue centrale du corps. Cet intérêt accompagne toutes les questions contemporaines autour de la définition des sexes, de la typologie des corps, de leur représentation dans la publicité, le sport, les médias sociaux ou la politique. Il interroge également notre rapport à l’érotisme et au relationnel. Pour ce projet, j’ai souhaité rassembler des plasticiens et des chorégraphes qui transposent ces questions dans le champ de l’art, en proposant une approche du corps par des biais conceptuels, politiques, sociaux, identitaires, de genre. »

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(Olivier Kaeser © Arta Sperto)
Au Musée d'art et d'histoire de Genève les danseurs font les statues. De plus en plus d'artistes et de chorégraphes s'associent pour questionner l'image du corps dans la société d'aujourd'hui.

Ode à la jeunesse

La danse, qui supplante désormais les mots et s’impose jusque dans les musées ou sur les réseaux sociaux, serait-elle le signe d’une nouvelle libération des corps ? Plutôt la continuité d’un certain idéal de la performance, et même de toutes les performances désormais, selon Pierre Emmanuel Sorignet : « Ce qui est plaisant dans la danse reste de voir des savoir-faire spécifiques, réalisés par des gens possédant une technicité du corps et un contrôle précis de leurs mouvements. Ce qui est valorisé, à travers ces signaux, reste un corps performant, même sur TikTok, avec des corps exécutant des chorégraphies relativement abouties. Je travaille actuellement sur le fait de vieillir pour les femmes dans les métiers à vocation artistique, et le corps féminin vieillissant y reste aussi un impensé. On a beau valoriser la diversité des corps, désormais, ce sont des corps jeunes qui sont montrés. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une jubilation à danser, même si elle est mise en scène, en montrant la technicité du corps. » Pour tous les autres, il reste au moins la jubilation du spectacle.

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