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La cuisine loin de tout

Ils sont chefs et ont décidé de quitter la frénésie des villes pour installer leurs fourneaux à la campagne.
Un pari osé, mais gagnant à l’heure où la clientèle des restaurants se met au vert.

Il faut passer à travers quelques forêts, longer des fermes plantées de-ci de-là, et surtout ne pas renoncer à cette route de bout du monde. Elle mène à une grande bâtisse et à sa terrasse qui donne sur un panorama divin : des sapins, des monts enneigés au loin, et des vaches dans le pré juste en dessous. Il y a bien deux autres fermes situées un peu plus loin, mais ça reste peu, pas assez en tout cas, pour contredire cette sensation de se trouver nulle part. Charmant, perdu, dépaysant, qui reconnecte avec le vrai : la liste des qualificatifs est sans fin pour décrire le bonheur immaculé de Cerniat, situé à une petite heure de voiture au nord-est de Lausanne. « Il y a quatre ans, j’étais à deux doigts de conclure une affaire bien rodée dans un petit village, mais j’avais quand même quelques craintes : c’était loin de l’autoroute, je me demandais si les clients viendraient vraiment, ce genre de choses. Cerniat, c’était encore plus isolé. Pourtant, j’ai dit oui instinctivement dès que j’ai vu le bâtiment. Je voulais que ce soit pour moi. Est-ce qu’aujourd’hui j’oserais encore un coup pareil ? Pas sûr, mais j’étais inconscient à l’époque. »

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Romain Paillereau (r) Cédric Millet (l) © Romain Paillereau
Romain Paillerau tient les fourneaux de la Pinte des Mossettes depuis 2017, restaurant perdu au milieu de l'alpage. L'année 2020 sera sa dernière saison.

Herbes sauvages

C’est Romain Paillereau qui parle ainsi de La Pinte des Mossettes, le restaurant qu’il gère depuis 2017. Le chef français est l’un des plus nobles représentants de cette caste qui a choisi le risque de l’exode rural plutôt que la sécurité d’une affaire bien placée en ville, lui qui avait déjà travaillé à Lausanne et à Fribourg. Sa façon de faire en a été changée. « Mes fournisseurs restent à peu près les mêmes, question de fidélité, même si je collabore de plus en plus avec de petits artisans. La vraie différence, ce sont les herbes sauvages. J’en avais entendu parler, mais je ne les avais jamais travaillées. J’ai maintenant un jardin qui leur est consacré, et surtout Françoise, une cueilleuse qui m’a fait découvrir des choses que je ne connaissais pas. Je compose mes cartes avec elle, désormais. Quand on est à l’écart, fatalement, on se sert du lieu. On a un jardin dans l’assiette, ici. »

Décor différent, mais esprit presque identique avec Le 42, le restaurant tenu depuis la toute fin de 2018 par Antoine Gonnet. Nous sommes un peu plus au sud, à Champéry, un petit village de station façon carte postale des alpages posé à 1000 mètres d’altitude. Loin des pistes, puisqu’il faut un téléphérique pour les rejoindre 800 mètres plus haut. La France se situe juste à l’ouest, avec des routes à rallonge qui étirent le temps. « Il y a de la vie ici, et toujours des choses à faire, ça bouge en permanence. Ce n’est pas un village endormi », précise Antoine qui a grandi à Lyon, travaillé à Courchevel et à Saint-Tropez, et même vécu un an à Paris : « Parce que je voulais voir par moi-même, c’est important d’y passer pour un cuisinier. Toutefois, Paris, c’est trop grand. Il y a trop de monde. Pourquoi Champéry ? On est partis à l’aveugle avec Amandine, mon épouse. On ne connaissait pas. On a eu le coup de cœur pour le restaurant, on n’a pas réfléchi. »

Mal des montagnes

Les deux chefs sont la preuve qu’une activité viable et reconnue est bel et bien possible loin des métropoles. Le mal des montagnes guette parfois, et il faut avoir la tête bien accrochée pour lui résister. Antoine Gonnet ne s’était pas posé de questions au moment de foncer, mais elles sont venues à lui peu de temps après. « La première année a été très longue, on s’est demandé si on n’avait pas fait une erreur. On a connu de grosses périodes de creux qui nous ont fait un peu peur. En juillet 2019, on ne savait même pas pourquoi on avait ouvert, avec nos deux ou trois couverts par jour, au point de se demander s’il ne valait mieux pas faire une saison d’été ailleurs. Notre persévérence a fini par payer. Les guides nous ont fait beaucoup de bien, les journaux aussi, et les gens viennent maintenant plus nombreux et de plus loin. » Le succès de Romain Paillereau ne s’est jamais démenti, mais ce sera pourtant sa dernière année à Cerniat. La saison à la Pinte des Mossettes ne dure que six mois, toute son équipe travaille en CDD, avec les soucis de renouvellement que cela peut engendrer.

On le retrouvera donc en mode plus urbain dès 2021. Signe de l’attachement des clients à l’enseigne, la date du 13 décembre, jour de dernière, est complète depuis le printemps.

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© Restaurant Le 42
Au 42 à Champéry en pleine montagne, le chef Antoine Gonnet prépare une truffe plaine d'émulsion.

Clientèle magnifique

La fidélité de la clientèle est une des clés de la réussite pour ces restaurants en pleine nature. Sans elle et le bouche-à-oreille qui va avec, pas de développement possible. Une chance pour la Suisse : la culture de la vieille Europe n’a pas encore disparu, les plaisirs de bouche restent une priorité pour toutes les générations, et les vingtenaires n’hésitent pas, eux aussi, à prendre la route pour aller se faire du bien. « Les gens qui viennent de loin rien que pour nous, c’est encore plus beau. On a une clientèle magnifique », savoure Antoine Gonnet. La bonne table un peu paumée, mais bien reconnue, c’est depuis longtemps la grande tendance de l’autre côté des Alpes. Au sommet de la renommée française, on retrouve évidemment les triples étoilés Michelin. La famille Bras à Laguiole (Aveyron), son vaisseau de verre, son jardin rempli de plantes sauvages, qui a vaincu sans trembler le scepticisme général qui avait accompagné ses débuts. Idem à Fontjoncouse, à L’Auberge du Vieux Puits de Gilles Goujon (Aude), un homme qui a voulu façonner son destin plutôt que le subir et qui aujourd’hui remplit une adresse située dans la plus éloignée des campagnes. Ça marche aussi pour les tables un peu moins réputées qui ne demandent qu’à le devenir. Comme l’Äponem d’Amélie Darvas, une jeune cheffe qui a quitté Paris pour lancer son affaire à Vailhan, 160 habitants au cœur de l’Hérault. Des restaurants, certes, mais en fait bien plus : des projets de vie.

Coup de foudre

Un choix qu’a fait Bertrand Grébaut. Il a gardé son restaurant le Septime (une étoile) dans le 11e arrondissement de Paris, mais a également lancé une autre adresse à deux heures de la capitale, dans le Perche (D’une île, à Rémalard dans l’Orne). Il peut maintenant comparer deux métiers qui s’éloignent de plus en plus l’un de l’autre : « D’une île, c’est un lieu coup de foudre qui a réveillé en moi le besoin de me rapprocher de la nature, d’orienter ma cuisine vers quelque chose de durable et de végétal. J’y cuisine des produits qui ont poussé chez un agriculteur à quelques mètres de mes fourneaux. Je n’ai quasiment rien à faire, ils sont extraordinaires. »

Le jardin a pris le pouvoir, comme le disait justement Romain Paillereau. Le monde d’après semble rempli de doutes. Mais celui d’aujourd’hui est encore connecté à celui d’hier : des plaisirs simples, dans des lieux pleins de cachet. Il est donc urgent d’aller visiter tous ces pionniers, pour prolonger cet état de grâce.

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