C’est une conspiration !

De l’abbé Barruel à la guerre en Ukraine, trois siècles de théories complotistes qui déchirent le monde et attisent la haine.

1797

1762. Le parlement de Paris vient de réclamer l’expulsion des jésuites « qui nuisent à l’ordre civil, violent la loi naturelle, détruisent la religion et la moralité, corrompent la jeunesse ». Louis XV, favorable à l’ordre, temporise. En 1764, le souverain n’a pas d’autre choix que de les bannir du royaume de France. Ils pourront cependant rester en qualité de « bons et fidèles sujets », mais placés sous l’autorité des évêques. L’ordre sera finalement supprimé en 1773 par le pape Clément XIV.

L’abbé Augustin Barruel appartient à ces proscrits qui refusent la constitution civile du clergé. Devenu précepteur des princes saxons en 1774, il fuit vers l’Angleterre en 1792 au moment où la monarchie des Bourbons s’effondre. C’est là qu’il publie ses Mémoires pour servir l’histoire du jacobinisme. Le jésuite y affirme que la révolution de 1789 est le fruit d’une conspiration menée d’abord par Voltaire, Diderot, d’Alembert et Frédéric II et ensuite parachevée par la franc-maçonnerie à travers les illuminati de Bavière. Société secrète fondée par le professeur de droit Adam Weishaupt dans le but de diffuser les idées des Lumières (d’où son nom), elle viserait en fait à anéantir le christianisme et la royauté.

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(Augustin Barruel par Auguste Pidoux)
Le jésuite Augustin Barruel a affirmé que la Révolution française n'a pas été un mouvement de révolte spontanée du peuple, mais un processus organisé pendant plusieurs décennies dans des loges et dans des clubs afin de permettre à la bourgeoisie libérale de s'emparer du pouvoir.

Même si la notion de complot existe depuis la nuit des temps, l’ouvrage de Barruel constitue, pour l’histoire, le premier témoignage intellectuellement étayé d’une théorie en tant que telle. Celle-ci doit semer le doute sur la révolte spontanée du peuple français contre sa monarchie pour en faire une machination aux ramifications obscures et complexes, ourdie non pas pour faire tomber le roi, mais pour abattre la chrétienté. Pour ses instigateurs, l’État cherche à cacher le véritable objectif des événements. Dans certains cercles, le mensonge élevé au rang d’affaire d’État va tourner à l’obsession. La vérité acceptée n’est jamais celle que l’on croit.

1903

C’est surtout au XXe siècle que le complotisme va exploser. En 1903, paraît en Russie un texte d’un auteur anonyme. Les Protocoles des Sages de Sion se présente comme un plan de conquête du monde par les juifs et les francs-maçons. Traduit en plusieurs langues, l’ouvrage connaît un succès planétaire. Et des conséquences dramatiques. Adolf Hitler s’en inspire pour justifier le complot juif au cœur de la propagande du Troisième Reich. Aux États-Unis, le constructeur automobile Henry Ford le diffuse dans son journal, abreuvant les milieux suprématistes blancs d’extrême droite. Dès 1921, certains pourtant doutent de l’authenticité du document. En 1933, ledit « procès de Berne » conclura qu’il s’agit bien d’une fabrication de la police secrète du tsar Nicolas II. Trop vrai pour être faux, rétorquent ceux pour qui cette décision valide de fait l’exactitude du texte. Et c’est ainsi que les Protocoles vont nourrir pendant encore longtemps, et jusqu’à aujourd’hui, la propagande antisémite.

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(DR)
Le Tsar Nicolas II. Sa police sécrete est à l’origine des Protocoles des Sages de Sion.

À la Seconde Guerre mondiale en succède une autre. La guerre froide met face à face les États-Unis et l’URSS, chacun cherchant à imposer son mode de vie au monde : libéral et consumériste pour le premier, communautariste et anticapitaliste pour le second. Elle trouve son point culminant avec la croisade anti-communiste que lance le sénateur américain Joseph McCarthy en 1950. Selon lui, l’État est infiltré de traîtres qui transmettent des informations top secret aux Soviétiques. Sans avancer de preuves irréfutables, il parvient à créer une atmosphère conspirationniste à travers tout le pays. Des militaires, des fonctionnaires, des acteurs et des scénaristes d’Hollywood se retrouvent inculpés d’intelligence avec l’ennemi, mais aussi d’immoralité sexuelle et de consommation de drogue. Forçant certains, comme Charlie Chaplin, à l’exil. Convaincu d’affabulation, McCarthy sera finalement répudié par le Sénat en 1954. Déchu, il meurt trois ans plus tard.

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Les Protocoles des Sages de Sion (1903) se présente comme un plan de conquête du monde établi par les juifs et les francs-maçons.

1950

« De quel rapport social les accusations complotistes qui envahissent les arènes numériques sont-elles le symptôme ? s’interroge la sociologue Laurence Kaufmann, professeure à l’Université de Lausanne dans Reiso, la revue d’information sociale. Celui de la déception et de la défiance que suscitent des institutions démocratiques qui sont censées agir au nom et au service du public et qui transgressent pourtant, dans les coulisses du pouvoir, les normes qu’elles affichent officiellement. » L’élection de Donald Trump en 2018 va donner un coup d’accélérateur, et une visibilité inédite, à ces postvérités. Disruptif, étranger aux coteries politiques, brutal et direct, il se positionne en dehors du système.

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Joseph McCarthy a dominé le climat politique américain au début des années 50 grâce à ses accusations sensationnelles mais non prouvées de subversion communiste dans les hauts cercles gouvernementaux.

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Joseph McCarthy

Au point d’incarner, pour QAnon, collectif complotiste d’extrême droite, la figure héroïque de l’ordre dans une Amérique en désordre. Une idolâtrie sans limites dont profite le principal intéressé lorsqu’il en appelle au complot pour expliquer sa non-réélection. Et aiguillonne ses partisans, parmi lesquels de nombreux QAnon chauffés à blanc, au moment de prendre d’assaut le Capitole en janvier 2021. « Si le parcours ascendant de la rhétorique conspirationniste informelle qui envahit les arènes numériques est inquiétant, l’inflation des discours paranoïaques en ce qui concerne les institutions, notamment étatiques, l’est bien plus encore, continue la sociologue lausannoise. En effet, les nouvelles rhétoriques populistes qui envahissent l’espace public, que ce soit en Europe, en Amérique du Sud ou aux États-Unis, privilégient un “style de pensée paranoïaque” qui se construit à l’encontre d’un ennemi commun. »

2021

À la défiance démocratique, il faut ajouter celle face à la science. Sujet hautement émotionnel, le climat est devenu un champ de bataille idéologique et violent. Tout comme le Covid, qui va ainsi révéler des esprits complotistes insoupçonnés. Pour certains, la maladie serait le fruit des conglomérats pharmaceutiques, s’assurant ainsi de solide retours sur investissement grâce au vaccin. Pour d’autres, elle aurait été inoculée par des agences gouvernementales dans le but d’avoir un contrôle total sur les populations. À partir de mars 2020, le monde va se séparer en deux camps : celui qui prône la vaccination, et l’autre, antivax, qui met en doute la stratégie sanitaire officielle qui dit vouloir sauver des vies. La pandémie va déchirer des amitiés, des familles et instiller un climat délétère dans la société. Notamment à travers les réseaux sociaux qui exportent ces théories à la vitesse de Facebook, X, Instagram et TikTok dont les algorithmes sont conçus de telle sorte à surdiffuser des informations en fonction des centres d’intérêt de leurs utilisateurs. Le complot se nourrit ainsi du complot, dans un mouvement difficile à arrêter.

Et la modération ? Les géants du numérique, la plupart américains, y rechignent en vertu du premier amendement de la constitution, garant de la liberté d’expression. Malgré tout, la plupart s’y emploient en ayant toujours en tête cette question : à quel moment faut-il effacer une information sans valider une forme de censure ? Nouveau propriétaire de Twitter, qu’il a rebaptisé X, Elon Musk appartient au cercle des libertariens pour qui toutes les vérités sont bonnes à dire. Sur son réseau, les paroles circulent, sauf celles concernant des contenus liés aux abus sexuels sur mineur. Et tant pis si Bruxelles a ouvert contre lui une enquête formelle pour des manquements présumés aux nouvelles règles européennes en matière de modération de contenus et de transparence. « Il faudrait aussi en finir avec le mépris social et épistémique qui conduit à expliquer le conspirationnisme par des traits de personnalité faibles et peu critiques, reprend Laurence Kaufmann. Le conspirationnisme n’est pas le symptôme des biais cognitifs et des origines socioéconomiques qui conduiraient certains individus à être plus crédules que d’autres et à s’immerger dans une réalité parallèle, rigide et imperméable au doute. Le complotisme est la manifestation d’un fossé social qu’il s’agit de combler, notamment en réinstaurant une cascade de médiations entre la société civile et les milieux médiatiques, éducatifs, scientifiques et politiques. »

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(Tyler Merbler / wikimedia)
L’assaut contre le Capitole, le 6 janvier 2021.

Depuis 2022, c’est la guerre en Ukraine qui met en surchauffe la machine complotiste. Russes et Ukrainiens se livrent une guerre physique, mais aussi médiatique, où les informations, difficilement vérifiables participent de la propagande de chaque camp. Et, logiquement, servent les théories complotistes. Vladimir Poutine voit dans le gouvernement ukrainien et ceux des alliés de Kiev, le retour du nazisme qu’il faut à tout prix éradiquer. Tandis que récemment, un haut responsable ukrainien remettait en cause la mort d’Evgueni Prigojine, le patron de la milice Wagner, disparu dans le crash de son avion le 23 août 2023, entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Après tout, certains croient dur comme fer qu’Elvis et Ben Laden sont toujours en vie, cachés sur une île secrète.