Dans la cité du futur

Face à la crise sanitaire et au réchauffement climatique, architectes et urbanistes repensent nos cités et nos habitations.

Les plus anciens d’entre nous ont peut-être encore en tête un numéro du défunt quotidien La Suisse qui présentait, vers 1970, une vue supposée réaliste des rues de Genève en l’an 2000 : les immeubles ressemblaient à de hautes toupies annelées, tandis que des avatars de soucoupes volantes assuraient les transports. Mieux : dans les années 60, sous le titre « L’atome, puissance magique », un scientifique assurait aux collectionneurs de vignettes Nestlé que « chaque immeuble, chaque villa, remplacera(it) dans quelques années sa vilaine chaudière par une petite centrale nucléaire domestique, propre et performante ». Autant dire que deviner de quoi aura l’air la ville de demain, à quoi ressembleront nos bureaux et foyers « climatoconscients » et « postcovidiens » relève de la gageure. Tentons néanmoins une approche…

Se faciliter la ville

« Nos villes sont trop vulnérables au changement climatique, assénait voilà deux ans lors d’une conférence à Genève l’architecte belge Vincent Callebaut, pionnier de l’architecture bioclimatique. Cette contrainte est une opportunité. » L’audacieux concepteur d’îles artificielles aux formes inspirées par la nature (chaînon d’ADN, coquillage, récif de corail) estime qu’en 2050, neuf milliards d’êtres humains peupleront la planète et que les trois quarts d’entre eux vivront dans des villes. Selon lui, non seulement les bâtiments devront résister aux aléas météorologiques, produire de l’énergie au lieu d’en consommer, mais ils devront également recycler intégralement leurs déchets et même nourrir leurs habitants. Son immeuble Dragonfly, pensé pour la baie de New York, se veut un « Central Park vertical », mais aussi un gigantesque potager urbain ! C’est également le cas du projet Skylines de l’architecte et designer italien Piero Lissoni. Sa tour est une ferme plantée au cœur de New York pour assurer l’autonomie alimentaire à ses habitants (voir photo en couverture). On est loin des soucoupes volantes. Des éléments concrets sont évidemment venus, au cours des trois dernières décennies, bouleverser les conceptions classiques de l’organisation héritées des Trente glorieuses : un foyer douillet et protecteur ; une voiture permettant la libre évasion et un trajet confortable entre lieux d’habitation et de travail ; un emploi dans un bureau ou une usine présentant les caractéristiques requises pour assurer une productivité optimale. Embouteillages, pollution, préoccupations écologiques, tensions sur le marché immobilier, mais aussi irruption massive de l’ordinateur, des smartphones et d’internet, le tout couplé à la mondialisation et à la libre circulation : il était indéniablement temps de réévaluer notre façon de voir la ville, de voir la vie.

Nos villes sont trop vulnérables au changement climatique. Cette contrainte est une opportunité.

Vincent Callebaut, architecte

Nos cités sont devenues de plus en plus interconnectées, tout comme leurs habitants dès leur plus jeune âge. Tandis que la nature, autrefois expulsée de la ville, reconquérait terrasses, toitures et arrière-cours, les métropoles sont devenues de smart cities. L’adresse, en tant que lieu où l’on pouvait s’adresser à nous, est devenue une adresse électronique, qui se déplace avec notre téléphone ou notre ordinateur portable. La frontière entre bureau et domicile a été abolie – certains contemporains donnant l’impression de travailler plus le week-end ou tard le soir que durant les heures « ouvrables ». À la smart city, on a ajouté le smart grid, réseau intelligent grâce auquel l’énergie est dosée automatiquement, en fonction de besoins calculés en temps réel par des compteurs connectés.

La leçon du virus

Comme tout semble à la fois dématérialisé et infiniment transportable, le télétravail, le bureau itinérant, les réunions entre passagers d’un train, voyageurs aériens et explorateurs polaires deviennent routiniers. La voiture est désormais partagée, en attendant d’être remplacée par un vélo ou une trottinette. Le bureau aussi devient site de coworking, alors que de nombreuses habitations se muent en lieux de coliving. Les expériences se multiplient : habitat troglodyte, lofts dans des citernes, tours-forêts, appartements souterrains ou flottants (les Pays-Bas en sont les pionniers). La mobilité, si elle recule en termes de déplacements motorisés en ville, s’accroît à l’échelon individuel et fait remiser au musée des coutumes surannées l’idée même de maison familiale où vivraient grands-parents, parents et enfants. Aujourd’hui, chacun a un rejeton étudiant à des milliers de kilomètres ou un frère installé à Singapour.

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© Lissoni Architects
Pour anticiper les confinements, l’architecte et designer italien Piero Lissoni imagine Skylines, une ferme verticale post-Covid, plantée au cœur de New York.

Un invité surprise est venu non pas compromettre, mais catalyser, c’est-à-dire accompagner en la modifiant, cette évolution : le coronavirus millésimé 2019, qui a pris son essor en 2020 et attaqué gaillardement l’an 2021. Outre diverses restrictions désordonnées et souvent incohérentes qui ont presque anéanti des branches économiques entières tout en ravissant les géants américains Amazon et Netflix, des milliers de commentateurs et d’acteurs de la société ont élu le télétravail et la vidéoconférence comme les deux mamelles de nos nations, les deux faces de la panacée. De 8 % au début de l’an passé, le taux approximatif moyen de travail à distance est passé à 12 % et pourrait bientôt frôler les 25 % ; selon certaines enquêtes d’opinion, les employés s’en déclareraient partisans à 35 %, les employeurs – un peu échaudés par l’expérience –, préférant nettement un pourcentage de 20 % à 25 %. Quoi qu’il en soit, l’ensemble des marchés immobiliers de logement a enregistré un boom de demandes pour des biens plus vastes, des balcons et des jardins, tandis que, selon Crédit Suisse, par exemple, un regain d’intérêt des entreprises pour des bureaux au centre-ville se faisait sentir. L’idée utopique de réduire les déplacements dits pendulaires reste apparemment un vœu pieux.

Courants d’air

Qu’en pense-t-on du côté des architectes ? L’auteur du Vortex, le nouveau campus de l’EPFL, Jean-Pierre Dürig, ne donne pas volontiers d’interview et se méfie d’un lourd contexte d’actualité qui rend malaisée la nécessaire pensée à long terme. Il est vrai qu’on ne bâtit pas pour l’immédiat et le critique d’art Christophe Catsaros n’est probablement pas le seul à avoir constaté qu’en 1950, à Mulhouse, l’architecte Pierre-Jean Guth avait donné naissance à L’Annulaire, grand ensemble circulaire comportant en son centre un parc et une diagonale piétonnière. Le Vortex lui ressemble comme un frère, sans que Jean-Pierre Dürig ait eu connaissance de l’œuvre de son confrère alsacien. L’idée d’une densité harmonieuse, d’une forme participative d’habitat, rejoint la notion d’économie de partage et, visiblement, n’est pas nouvelle – bien qu’il faille aujourd’hui des édiles particulièrement audacieux pour oser se lancer dans un projet bien différent de l’uniformité fonctionnelle sinistre des « immeubles Swisscom ».

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© Architectes Dürig AG & IttenBrechbühl SA / Photo : Fernando Guerra, Lisbonne
Le Vortex de l’architecte Jean-Pierre Dürig. Un anneau qui promeut l’harmonie et le partage pour les étudiants de l’EPFL.

C’est un autre architecte renommé, Philippe Rahm, qui nous éclaire sur « l’effet coronavirus » en matière d’architecture : il faut simplement remonter dans le temps et dans l’histoire architecturale comme il le propose dans son dernier livre Histoire naturelle de l’architecture (Éd. du Pavillon de l’Arsenal). « Les épidémies ont toujours eu pour conséquence de faire fuir les gens à la campagne, de disloquer la densité, consubstantielle de l’idée même de la ville. Après quelque temps, la ville ressuscite, parfois sous une forme différente ou ailleurs, mais les populations se rassemblent à nouveau. Par ailleurs, si l’on observe la Villa rotonda de Palladio, ou la Cité radieuse de Le Corbusier, on voit nettement que les fenêtres sont bien alignées, sur les façades opposées, afin de permettre une ventilation naturelle. Or c’est précisément ce que l’on nous recommande pour éviter la contamination. On a eu tort, par la suite, de créer des logements non traversants. Je trouve très poétique d’imaginer que l’architecture se soit en quelque sorte construite autour des courants d’air. »

Nouveaux partages

Plus prosaïquement, l’architecte vaudois installé à Paris souligne qu’il importera, pour un logement comme pour des bureaux, que la circulation d’air – même si elle est mécanique comme dans les bâtiments Minergie® – se fasse des espaces privés (chambre, salle de bains, etc.) vers les zones publiques (salon, salle à manger, entrée) et non le contraire. « Cette crise sanitaire oblige à repenser des pans entiers de l’architecture, à retrouver le sens et la raison des coupoles, dans les églises, par exemple. Ou à envisager des matériaux différents, où un virus survivrait moins longtemps. » Globalement, Philippe Rahm prédit un retour du débat entre la construction fonctionnelle, axée sur un usage, et la réversibilité, la polyvalence des pièces, leur « neutralité ». Et aussi, pourquoi pas, des perspectives de partage renouvelées : une buanderie sous les toits, un espace convivial avec des équipements collectifs en haut d’un immeuble avec vue, des caves qui ne soient pas au sous-sol… « De toute manière, la ville renaîtra », conclut-il. ■

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Urbanisme