« Nous vivons la fin d’une ère urbanistique »

Fondateur de la société Transit-City à Paris et spécialiste de la prospective urbaine, François Bellanger explique comment les révolutions écologiques et numériques vont nous changer la ville.

Voilà quelques années, lors d’une conférence à Genève, vous aviez prophétisé pour la ville du futur une disparition progressive des immeubles de bureaux tels que nous les connaissions, en faveur de modèles plus participatifs, partagés, conviviaux. Le coronavirus et ses restrictions de contact sont-ils venu bouleverser vos prévisions ?

Pas du tout, bien au contraire ! Chaque révolution industrielle a des effets sur l’habitat. À Paris, la machine à vapeur a généré Haussmann et ses immeubles destinés à des bourgeois devenus classe dominante à prétention aristocratique. Dès lors, la fonction productive a quitté les domiciles privés pour s’épanouir dans les usines et les bureaux. Puis est arrivée l’électricité, qui a créé l’ascenseur et la concentration verticale. Il est donc logique que la révolution numérique entraîne elle aussi des bouleversements, car sa principale caractéristique est de permettre de travailler n’importe où, n’importe quand. Notez qu’à chaque révolution correspond un catalyseur, un accélérateur : la lutte contre le choléra pour Haussmann (chacun sa salle de bains) ; la possibilité de construire des gratte-ciels, ce qui a permis Manhattan ; la pandémie actuelle, qui a montré que l’horaire fixe en costume-cravate n’était plus synonyme de travail, que le bureau pouvait n’être fréquenté physiquement que lorsque c’était absolument nécessaire !

Néanmoins, il semble bien que les gens aient tendance à fuir la ville, à se mettre à l’abri à la campagne…

Là encore, on peut constater que les révolutions industrielles paraissent stimuler un élan de l’imaginaire collectif vers la nature. L’industrialisation a donné Hyde Park à Londres, l’électricité l’idée des grands parcs nationaux américains, et depuis l’essor du numérique, tout le monde veut ramener la vie sauvage en ville, avec de la verdure sur les toits, des castors et des oiseaux un peu partout.

Ne pensez-vous pas qu’à l’issue de cette crise sanitaire, on va retrouver nos vieilles habitudes ?

Il est évident que nous n’allons pas vivre dans des zoom cities. Le baron Haussmann n’a logé que 3 % des Français et tous les Américains n’habitent pas au 80e étage. Une révolution ne concerne jamais l’ensemble de la population. On peut travailler de chez soi, cela ne veut pas dire qu’on le doit. En outre, tout mouvement provoque inévitablement un retour de balancier : lorsque, dans les années 80, le Walkman s’est répandu, la population n’est pas devenue pour autant autiste. La technologie crée simplement d’autres possibilités. Les grands patrons français, par exemple, ont compris qu’il était inutile de forcer leur personnel à s’entasser à la Défense. Le numérique, comme les moyens de transport ou jadis l’imprimerie de Gutenberg, a donné de l’autonomie aux gens. En somme, la vie de bureau va se réinventer autour d’une seule question : qu’est-ce qui justifie que j’aille sur place, que nous nous réunissions au bureau ? La ville de demain se bâtira différemment, parce qu’au lieu d’infrastructures dédiées, solides, ancrées, les utilisateurs voudront du modulable, du souple, du polyvalent, de l’adaptable. Cela entraînera de nombreuses conséquences : si on travaille de chez soi, les transports en commun vont être moins utilisés et autour des gares, la rente immobilière va baisser, tout comme dans les quartiers d’affaires avec leurs tours.

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La Défense à Paris. Avec la pandémie, les bureaux se vident et le travail à distance progresse. Un tel quartier aurait-il encore un sens aujourd’hui ?

Le contrôle – étatique ou exercé par les grands groupes – qui est usuellement associé au numérique, ne représente-t-il pas un danger ?

Nous sommes contrôlés depuis plusieurs décennies. Orwell et la Stasi reviennent dans beaucoup de conversations ; « on peut mentir à sa mère, mais pas à Google », disait un chercheur américain. Mon banquier en sait sans doute plus sur moi que je n’en sais moi-même. C’est une réalité qu’il nous faut assumer, tout comme le fait qu’une voiture – même électrique – pollue, ou que notre activité numérique produira en 2030 plus de CO2 que le trafic aérien. Plus que l’État, ce sont surtout les GAFA qui inquiètent par leur maîtrise de nos données. Encore, tout monopole, toute position dominante provoque une réaction. Ici, on redécouvre l’artisanat et le commerce local ; là, des petits libraires se fédèrent pour offrir des services internet, moderniser leurs prestations (on vous offre un café tandis que votre livre est imprimé et relié). Il y a quelques décennies, le monopole de la Standard Oil semblait établi pour un siècle, avant de céder. Je crois qu’il ne faut pas dramatiser : tout ce qui n’est pas numérisable prend de plus en plus de valeur. Se montrer créatif, soigner le conseil, exploiter les niches de marché… La recherche d’authenticité est porteuse. Une grande chaîne internationale prévoit ainsi d’ouvrir des hôtels entièrement meublés avec des objets chinés en brocante. L’objectif est de récupérer la clientèle qui s’aperçoit qu’Airbnb ne fournit pas les services offerts par les hôtels. D’ailleurs, les brocanteurs eux-mêmes se réinventent, n’hésitant pas à utiliser Facebook et d’autres plateformes. Concilier la puissance des moyens de communication actuels et les souhaits individuels, c’est le propre de notre époque.

La maire de Marseille, écologiste voulant « changer la ville » a jeté l’éponge après quelques mois. Si vous étiez appelé à lui succéder, que feriez-vous ?

Je commencerais par tout remettre à plat. La plupart des grands projets conçus au cours de ces dernières années partent du principe qu’il y a des immeubles de bureaux et des logements, dans des quartiers différents. Un maire un peu visionnaire constaterait simplement que nous vivons la fin d’une ère urbanistique ; il voudrait être le premier édile à concevoir des habitats où l’on puisse travailler. Le cadre naturel magnifique de Marseille invite à faire en sorte qu’on ne reste pas bloqué dans sa voiture ou dans son bus par 40 degrés simplement pour aller de son domicile au travail ou vice versa. Les liquidités abondantes sur les marchés, prêtes à s’investir, sont l’occasion de réinventer une ville vraiment durable, loin du gadget que l’on appelle smart city comme si l’électricité ou le téléphone étaient une innovation. Ce qui me paraît essentiel pour relever le défi climatique, c’est de raconter une histoire aux gens. Haussmann a expliqué aux bourgeois qu’ils pouvaient vivre comme des nobles ; même les islamistes ont compris qu’il fallait avoir un projet qui parle au peuple. Nos politiciens, qui se bornent à réagir aux événements et à se barder d’experts, semblent avoir oublié cet élément essentiel : il faut associer le peuple à un projet. Curieusement, le seul projet et la seule histoire motivante qu’on ait entendus récemment, c’est celle de Boris Johnson affirmant qu’il voulait faire de la Grande-Bretagne « l’Arabie saoudite du vent » grâce aux éoliennes. C’est le début d’un récit historique, d’un projet d’avenir qui s’inscrit dans la nouvelle révolution industrielle. On a beau caricaturer les écologistes, il n’empêche que ce combat climatique est celui de nos villes et de nos pays au XXIe siècle. ■