Le poisson dans la peau

De la peau de cabillaud pour soigner les grands brûlés ? Seul un Islandais aurait pu y penser. D’une idée presque loufoque, Fertram Sigurjonsson en a fait une pratique médicale reconnue et un business rentable. Il nous raconte son histoire.

Pétur est électricien. Il vit à Isafjördur, la ville principale des fjords de l’ouest – seulement 2745 habitants, mais vraiment la plus peuplée de cette région aussi sublime qu’inhospitalière. Il a pris une décharge de 20’000 volts sur une ligne à haute tension voilà trois ans, ce qui lui a valu d’être brûlé à 45% et de passer quatre mois dans le coma. Il nous montre son bras gauche, l’une des nombreuses parties de son corps à avoir bénéficié d’une greffe de peau, et, surprise, on y voit des motifs qui font clairement penser à des écailles. Tout juste : les médecins ont effectivement utilisé de la peau de cabillaud pour le soigner. On sait que les stocks sont énormes dans l’océan arctique, mais tout de même, on se pose la question : est-ce une pratique validée scientifiquement, ou juste une lubie locale ?

Petites mains

C’est Kerecis, jeune entreprise islandaise, qui a développé cette technique aujourd’hui utilisée aux États-Unis comme en Europe, et il n’y a rien de louche là-dessous. On part à Reykjavik pour rencontrer Fertram Sigurjonsson, son PDG fondateur, et entendre de sa bouche le récit de cette drôle d’aventure. Jeune cinquantenaire, ingénieur de formation, il est accueillant comme savent si bien l’être les fils de Vikings quand on s’intéresse à leur petit pays (372’000 habitants). Ses bureaux sont installés sur Laugavegur, la rue la plus touristique de la capitale, mais il nous ramène direct dans les fameux fjords de l’ouest pour refaire le début de l’histoire.

Il a passé tous les (longs) étés de sa jeunesse là-bas, chez ses grands-parents, dans un coin si désolé que plus personne n’y habite désormais. Et comme tous les post-ados islandais, il y a multiplié les boulots temporaires dans l’industrie du poisson : « L’usine avait besoin de petites mains, et les pires boulots sont toujours pour les petites mains, sourit-il aujourd’hui. Rester toute la journée près des machines qui séparent la peau du poisson et nettoyer, encore nettoyer, c’est sans doute le job le moins agréable de tous. Je l’ai souvent fait vers mes 15 ans. Puis je suis allé sur les bateaux, c’était moins pénible et nettement mieux payé. »

Content image
x
(Kerecis)
Les caractéristiques biologiques de la peau de cabillaud sont les mêmes que celles de la peau humaine.

Peau de cadavres

Voilà pour son lien primaire avec le poisson. Après ses études, il a travaillé chez Össur, l’entreprise islandaise leader mondiale de prothèses orthopédiques. C’est là-bas qu’il a compris que les diabétiques avaient parfois de tels problèmes de circulation sanguine que les dégradations s’accumulaient au fil du temps, avec comme seule issue l’amputation. Fertram Sigurjonsson a alors commencé à penser aux soins dans le sens de traitements préventifs, un chantier gigantesque en début de siècle. « Il existait cette technique de prendre de la peau d’une partie du corps pour en soigner une autre qui en avait besoin. Mais avec les diabétiques, le taux de rejet est très élevé en raison des soucis de circulation, et ça leur faisait deux blessures au lieu d’une. C’est pour ça que d’autres business se sont développés, comme l’utilisation de la peau des cadavres, ou celle des porcs, ou de produits à partir de liquide amniotique. C’est une industrie qui a vraiment décollé à partir de 2005. »

2005, l’année où l’Islande saute encore sur le toit du monde, où l’argent coule à flots, où les banquiers font n’importe quoi avant que tout s’effondre en 2008. Le gouvernement a alors investi dans la recherche pour diversifier les emplois, avec une promesse de subvention pour les bonnes idées. Le premier déclic pour Fertram : « Je me suis demandé ce qu’on avait de plus que les autres, ici en Islande, et j’ai repensé à la peau de cabillaud de mes jobs d’été. Il se trouve que ses caractéristiques sont les mêmes que celles de la peau humaine, en dépit de quelques différences mineures, se remémore-t-il. J’ai étudié leur anatomie pour savoir si l’idée pouvait être bonne : presque tous les voyants étaient au vert. On m’a accordé une première aide, j’ai chassé les avis médicaux, embauché des médecins et des scientifiques, on a loué un laboratoire, déposé des demandes de brevets, et le produit était prêt en quatre ans. »

Au bord de la faillite

Puis, la belle histoire s’est un peu enrayée. Le premier test à l’aveugle en 2013 s’est bien déroulé, mais le FDA (Food and Drug Administration, l’organisme public américain qui accorde l’autorisation de mise sur le marché des médicaments) a préféré jouer la montre. « À notre grande surprise. Les résultats étaient bons, mais ils ont voulu faire des tests à plus grande échelle. On a dû patienter en frisant la faillite. J’ai dû reprendre un job de consultant, installer les bureaux chez moi et garder deux employés seulement. On a réussi à sauver l’usine à Isafjördur, mais on a connu deux années compliquées. Une fois le deuxième test réussi, en 2015, ça a décollé. »

Ont-ils rencontré des galères techniques, malgré tout ? Clairement oui. « Le grand défi, c’était les cellules propres à la peau de poisson. Si on ne s’en débarrasse pas, le corps humain va rejeter la greffe. Éliminer les cellules sans dégrader la peau : ça nous a pris trois ans pour trouver le truc. » Un sourire, et puis : « Pas de problème, en revanche, avec les trous que vous voyez dans la peau de cabillaud, car les cellules humaines vont simplement les occuper pour créer de nouveaux vaisseaux sanguins. » Certes. Mais peut-être certains patients sont-ils anxieux à l’idée de ce type de greffe ? « Non, car ce n’est pas un produit expérimental. Il est approuvé en Europe et aux États-Unis, les docteurs les utilisent pour les grands brûlés. Les gens sont plus enthousiastes que pour la peau de cadavres, croyez-moi… »

Content image
x
(Jeffrey L. Rotman/Corbis)
Le cabillaud se trouve en abondance dans les eaux islandaises.

Ressource infinie

Kerecis ne compte pour l’instant aucun concurrent, mais les candidats devraient bientôt se manifester vu que le premier brevet arrivera à expiration dans neuf ans. « Le procédé est accessible à tout le monde, c’est le prix à payer quand on dépose une demande de brevet. Mais les versions suivantes sont déjà prêtes, et on va de nouveau avoir vingt ans de tranquillité, car les progrès sont déjà très concrets sur la nouvelle génération de produits », se félicite Fertram. Qui est également très fier de son empreinte carbone minimale. L’usine fonctionne à la géothermie. La peau des cabillauds provient uniquement de l’industrie de la pêche (0,01 % seulement du total des poissons pêchés en Islande est utilisé). Comme une ressource infinie…

C’est donc une histoire très rationnelle et au succès certain. Laurene Powell-Jobs, la veuve de Steve Jobs, a participé au financement de l’aventure par le biais de sa société à but non lucratif Emerson Collective. Kerecis emploie maintenant plus de 500 personnes dans le monde, et son chiffre d’affaires est passé de 29 millions d’euros en 2021 à 80 en 2022. 90% de l’activité est effectuée aux États-Unis, et l’avenir s’annonce radieux, même si Fertram Sigurjonsson l’avoue dans un sourire un peu contrit : « On s’était vite rendu compte que le marché américain était le plus prometteur en raison de l’obésité, du diabète et des blessures dont je vous parlais plus tôt. Il y a 200’000 amputés par an là-bas juste à cause du diabète, quand même. Et vu que l’Europe suit les mêmes courbes avec vingt ans de retard, on peut imaginer qu’on aura encore besoin de nous… » ■