Les Bouddhas de Bamiyan, le sacrifice des talibans

Voici le récit des événements selon Al-Waqidi, historien arabe du VIIIe siècle de l’ère chrétienne :  « Le Prophète s’avança vers les idoles au nombre de 360 qui étaient disposées en un vaste cercle autour de la Maison Sacrée. Chevauchant entre celles-ci et la maison, il répétait le verset révélé : ‹ La vérité est venue et l’erreur s’est dissipée. L’erreur ne peut que se dissiper ›, en pointant son bâton vers chacune des idoles, l’une après l’autre. Chaque fois que son bâton se tournait vers l’une d’elles, l’idole tombait la face en avant ». L’hostilité du Prophète envers les statues et les idoles est un des fondements de l’Islam « car Allah veut qu’on L’adore seul sans Lui donner d’associés ».

Les Talibans, eux, ne peuvent rien tolérer de tout ce que les statues géantes représentent.

Dans les textes sacrés de l’Islam, les idoles, objets abominables, ne sont pas nommées. Trois d’entre elles font cependant exception. Elles s’appellent Al-Lat, Manat et Uzza. Elles sont mentionnées dans la Sourate de l’Étoile dans laquelle il est dit que Satan parvint à abuser le Prophète et à lui faire prononcer malgré lui des paroles de conciliation et d’estime pour les cultes idolâtres. En 1989, le romancier Salman Rushdie est condamné à mort par une fatwa de l’Ayatollah Khomeyni pour avoir fait de Al-Lat et de Manat des personnages de son roman Les versets sataniques.

La même année, la guerre entre les Moudjahidines afghans et l’URSS se termine. Aussitôt, les différentes factions afghanes commencent à s’entredéchirer. À l’issue de sept nouvelles années d’une guerre effroyable, les Talibans, soutenus par le Pakistan et l’Arabie Saoudite, parviennent à contrôler la quasi- totalité du territoire afghan. Leur chef, Mollah Omar, impose une piété islamique réduite à quelques règles aussi simples que brutales – l’amputation des voleurs, l’enfermement des femmes, la loi du talion, la destruction des images – à l’ensemble de la population. Les femmes sont les premières victimes des Talibans mais ceux-ci multiplient aussi les pratiques humiliantes et discriminatoires envers les minorités ethniques et religieuses. Les Hazaras de la vallée de Bamiyan sont particulièrement exposés à la brutalité des Talibans. Des milliers d’entre eux sont massacrés par les Talibans quand ceux-ci prennent la ville de Mazare Charif, en 1998. Deux ans plus tard, les Talibans se rendent coupables d’une nouvelle tuerie de masse en reprenant Yakaoland, un village dont ils avaient été brièvement chassés par les combattants hazaras.

Aussitôt après avoir pris le contrôle de la vallée de Bamiyan, les Talibans font peser une lourde menace sur les deux statues géantes de Bouddha qui ont été sculptées dans les falaises qui bordent la forêt. Les travaux ont été réalisés entre le IIIe et le VIe siècle de notre ère par des générations entières de moines bouddhistes. En 632, année de la mort du Prophète Mahomet, le pèlerin chinois Hiuan Tsang décrivait déjà Bamiyan, la « vallée aux mille grottes, aux cent sanctuaires » dominée par les deux Bouddhas, le plus grand (58 mètres) « au teint d’or éclatant », le second (33 mètres) entièrement « revêtu de plaques de métal étincelant ».

Au fil des siècles, les Hazaras, des musulmans chiites, vont pourtant faire des deux Bouddhas de leur vallée le symbole de leur particularisme ethnique. Les Talibans, eux, ne peuvent rien tolérer de tout ce que les statues géantes représentent pour les Hazaras mais aussi pour les bouddhistes du monde entier et enfin pour les Occidentaux qui considèrent les Bouddhas de Bamiyan comme des joyaux du patrimoine culturel universel. En 1997, un commandant taliban défigure à l’explosif la plus petite des statues puis fait tirer une roquette antichar dans le bas-ventre de cette œuvre traditionnellement considérée comme féminine. Le chef taliban agit en prétextant savoir que les Hazaras pratiquent en secret un culte idolâtre voué à l’adoration des deux Bouddhas. Les deux statues seraient nommées Al-Lat et Manat, du nom de ces deux idoles qui, selon la tradition coranique, auraient été les plus honnies du Prophète Mahomet.

Cette première attaque provoque une vague d’inquiétude internationale. Le Mollah Omar fait emprisonner le commandant taliban responsable. Le ministère de la Culture du régime taliban publie immédiatement un décret pour garantir la protection des antiquités et des œuvres du passé. Les Talibans espèrent que ce geste de bonne volonté qui va à l’encontre des fondements de leur « rigorisme obsessionnel » va leur attirer les bonnes grâces de la communauté internationale. Le Mollah Omar est très déçu quand l’ONU décide de prendre une série de sanctions contre son Émirat d’Afghanistan. Le 26 février 2001, après avoir consulté un collège d’Oulémas, le Mollah Omar promulgue un décret ordonnant les destructions totales et immédiates des grands Bouddhas de Bamiyan ainsi que de tous les sanctuaires non islamiques de son pays. Le chef suprême des Talibans explique son changement d’attitude parce que, selon lui, « ces statues ont été et restent des sanctuaires d’infidèles. Ces derniers continuent à adorer et à vénérer ces idoles. »

Aussitôt, la communauté internationale se mobilise. L’UNESCO dépêche un ambassadeur auprès du Mollah Omar dans le but de le faire renoncer à un impardonnable crime contre la culture. Les Talibans répondent par un étrange sophisme aux injonctions qui leur sont faites : soit ces statues sont liées à des croyances idolâtres, soit il s’agit de simples cailloux. Dans le premier cas, l’Islam commande de les détruire, dans le second, qu’importe qu’on les brise…

Content image
x
Deux mille ans d’une culture d’une richesse inégalée ont été ainsi effacés en quelques semaines.
Deux mille ans d’une culture d’une richesse inégalée ont été ainsi effacés en quelques semaines.

Les penseurs les plus radicaux de l’Islamisme se joignent aux représentants de l’ONU pour tenter d’infléchir la position du Mollah Omar. Le prédicateur égyptien Youssouf Al-Qaradawi accuse les Talibans de pécher par orgueil en voulant se montrer plus rigoureux que tous les musulmans des siècles écoulés qui ont protégé les statues. Omar Maulana Sami-Ul-Haq, le maître spirituel du Mollah Omar, le supplie de renoncer à son projet. Oussama Ben Laden, lui-même, essaie d’empêcher la catastrophe. Rien n’y fait. On propose alors au Mollah Omar de construire un mur géant qui masquerait les Bouddhas. L’Inde, la Chine, la Thaïlande, le Japon, l’Iran se disent prêts, avec d’autres pays, à racheter les statues en pièces détachées. Mais alors qu’il fait mine de s’intéresser à toutes ces propositions, Omar a déjà donné l’ordre de détruire les Bouddhas de Bamiyan. Le 14 mars 2001, le chef suprême des Talibans annonce que les statues ont été réduites en poussière. Deux jours plus tard, le Mollah Omar ordonne le sacrifice de cent vaches dont la viande devra être distribuée aux miséreux. Ce sacrifice est fait pour laver définitivement la souillure qu’a représentée la présence multiséculaire des Bouddhas de Bamiyan sur une terre d’Islam.

Le Mollah Omar s’exprime alors, et pour la dernière fois, à propos de son acte de vandalisme hors normes : « Comment justifier – demande-t-il aux nations outragées –, comment expliquer au moment du Jugement dernier, d’avoir laissé ces impuretés sur la terre d’Afghanistan ? »

Tandis que l’attention du monde entier se concentre sur la destruction des Bouddhas de Bamiyan, les Talibans se rendent discrètement coupables de milliers d’autres crimes tout aussi impardonnables contre la culture. Les pillages et les destructions commencés avant eux par les Moudjahidines sont poursuivis avec une hargne encore jamais vue. Les trésors du Musée de Kaboul sont détruits ou mis en vente sur le marché clandestin d’antiquités. Le site archéologique bouddhiste de Hadda est anéanti. Les vestiges de la cité grecque de Aï Khanoum sont rasés. Les œuvres chinoises, grecques, indiennes de Babrak sont saccagées. Deux mille ans d’une culture d’une richesse inégalée sont ainsi effacés en quelques semaines. Ayant renoncé à l’espoir de faire partie du concert des nations tout en imposant leur fanatisme à l’Afghanistan, les Talibans ont agi sans perdre un instant tant ils étaient persuadés que le monde entier se liguerait bientôt contre eux pour les anéantir. Jamais plus après le mois de janvier 2001, ils n’ont tenté de faire preuve du moindre sens politique. Pas un instant, ils n’ont songé à obtenir un quelconque bénéfice financier ou diplomatique en ralentissant le rythme de leurs destructions. Seul comptait à leurs yeux l’accomplissement de leur mission divine : effacer de la partie de la terre d’Islam qu’ils contrôlaient tout ce qui pouvait détourner les Croyants de la lutte dans la voie de Dieu.