Bitume, l’agent conservateur

De la préhistoire à l’ère digitale, des premières villes aux infrastructures routières, le matériau a toujours soutenu l’évolution des sociétés et des technologies. Doté de propriétés uniques, il a même joué un rôle important dans l’invention de la photographie, il y a deux siècles. Histoire d’un dur à cuire.

Il n’est pas le matériau le plus séduisant du monde. Il est si visqueux, collant, malodorant et noirâtre qu’on dirait un mucus crachoté depuis les profondeurs de la terre. Le toucher revient à s’en mettre plein les mains. On le foule du pied sans y prendre garde, on lui roule dessus à toute vitesse.

Et pourtant. Le bitume accompagne l’humanité depuis des millénaires, fidèle soutien de l’avancée des sociétés, des technologies, des infrastructures, des villes, des constructions et du génie civil. Les hommes de CroMagnon et les Néandertaliens s’en servaient pour coller des pointes sur des hampes avant de partir à la chasse. Il isole aujourd’hui les câbles sous-marins qui assurent le trafic internet international. Du mammouth laineux à la fibre optique, voilà un fil qui mérite d’être tiré.

Matière sensible

Le bitume sera bientôt partie prenante d’un prestigieux anniversaire. En 2027 seront commémorés les 200 ans d’une invention capitale dans l’histoire des techniques : la photographie. Au début du XIXe siècle, l’ingénieur bourguignon Nicéphore Niépce cherchait un matériau photosensible. Il entendait fixer des images sur une plaque métallique placée dans une chambre noire. Après maints tâtonnements, Niépce a arrêté son choix sur du bitume de Judée, appelé ainsi en raison de sa principale provenance dans l’Antiquité : la mer Morte. En réalité, la substance utilisée par l’inventeur provenait des mines d’asphalte de Seyssel, à une quarantaine de kilomètres de Genève.

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(© Musée d'Yverdon et région, photo pmimage.ch)
Le sarcophage et la momie du prêtre égyptien Nes-Shou (env. 200 av. J.-C.). La couleur noire de la momie est due à l'utilisation très probable du bitume pour l'embaumement.

Précisons ici que bitume et asphalte désignent peu ou prou la même poix minérale, même si, en l’occurrence minière, le bitume était extrait par concassage et chauffage d’une roche calcaire. Nicéphore Niépce avait remarqué que le bitume de Judée se durcissait sous l’effet de la lumière. Il ne savait pas que les molécules de la substance subissent alors une réaction chimique qui les rend plus rigides et résistantes aux solvants. Peu importe : lui s’intéressait aux propriétés photosensibles de la matière. Il a dissous de la poudre de bitume dans de l’essence de lavande, enduit une plaque d’étain avec le liquide et disposé ce support au fond de sa chambre noire avant d’ôter le bouchon de l’objectif. Une fois l’opération terminée, l’inventeur a trempé sa plaque dans la même essence de lavande. Les parties exposées à la lumière – et donc durcies – ont résisté au solvant, alors que les sections non exposées étaient dissoutes. Une image est apparue. Contrairement aux essais précédents de Niépce, elle s’est avérée stable, durable, relativement précise. La photographie était née. Elle ne sera révélée au monde que des années plus tard, en 1839, grâce à Louis Daguerre, lequel tirait parti de sels d’argent plus performants que le bitume.

Couleur ébène

Celui-ci est en vérité peu photosensible. Il a fallu au Bourguignon des heures, voire des jours d’exposition pour obtenir sa première image photographique, une vue prise depuis une fenêtre de sa maison située près de Chalon-sur-Saône. Conserver une image… Retenons ici l’une des vertus préservatrices de notre matière, qui en a mille et une autres dans ses longues chaînes moléculaires de carbone et d’hydrogène.

Le bitume est issu, comme le pétrole ou le gaz naturel, de la décomposition de végétaux aux fonds des mers tropicales, il y a plusieurs dizaines de millions d’années. Mélangée à des sédiments, de plus en plus enfouie dans les profondeurs de la terre, privée d’oxygène, cette substance organique s’est lentement transformée en hydrocarbure. Au hasard des mouvements tectoniques, le bitume naturel est parfois remonté vers la surface. À l’exemple du filon de roches asphaltiques de Seyssel ou de celui du Val-de-Travers dans le canton de Neuchâtel, exploité du XVIIIe siècle à la fin du XXe. Il est apparu dans divers lieux de la planète sous forme visqueuse, créant des mares couleur ébène, nommées « fosses à bitume ». Tel est le cas de La Brea à Los Angeles, laquelle a piégé des quantités de créatures de l’époque glaciaire. Au point que son musée détient le record mondial du nombre de fossiles d’animaux. Conservation, là encore.

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(© Creative Commons)
Le Point de vue du Gras, la première photo prise par Nicéphore Niépce en 1827.

Poudre macabre

Le bitume est doté de propriétés aussi diverses qu’extraordinaires. Il isole, étanchéifie, agglomère, adhère à tout, se montre aussi souple que résistant. Un plastique avant l’heure ! Il a longtemps été utilisé comme antiseptique, révulsif, emplâtre pour jambes cassées pendant les croisades ou cosmétique. Les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire ont compris que ses propriétés adhésives étaient utiles à la fabrication de leurs outils. Les civilisations de navigateurs méditerranéens ont tiré parti de ses qualités hydrophobes pour calfater les coques de leurs bateaux. Il se dit même que sans bitume, pas d’âge des grandes découvertes.

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(Photo Luc Debraine)
Poudre de bitume.

Ni d’arche de Noé. La Bible fait l’éloge de l’enduit à plusieurs reprises, qu’il s’agisse de la conception sur ordre divin d’un navire diluvien, de la construction de la tour de Babel ou du panier de jonc du nouveau-né Moïse. Hérodote mentionne que les briques des murs de Babylone étaient scellées avec du bitume. Du Tigre à l’Euphrate, les premières villes de l’humanité bénéficient de ses vertus pour étanchéifier les canalisations et les réservoirs d’eau.

Après avoir utilisé des poix végétales, les Égyptiens s’en servent pour encore mieux embaumer leurs momies (« momie » vient du mot arabe pour le bitume, « mumya »). Avec sa propension à noircir les corps des défunts, il est perçu comme gage d’éternité. Le Moyen Âge et la Renaissance verront la fabrication de poudre de vraies momies, vendue à prix d’or pour parer à n’importe quelle affliction, à commencer par le vieillissement. Le médicament, objet de multiples contrefaçons, s’est bien sûr avéré sans aucun effet curatif. L’emploi de la poudre macabre, puis du bitume naturel comme glacis brunâtre dans la peinture n’a pas non plus été couronné de succès. Le composé dégradait les œuvres après quelques années. Héritage de ce passé, la teinte « brun momie » reste au catalogue des marchands de couleur.

Genève, la pionnière

Le bitume artificiel est mis au point au XIXe siècle. Il est dérivé du pétrole, alors que le goudron est issu du charbon. Comparé au naturel, le bitume artificiel est de moindre qualité, mais d’un coût inférieur. Les deux composés servent avec zèle la révolution industrielle, avant que l’artificiel ne s’impose pour la création des premières infrastructures routières. Les mines de la Presta, dans le Val-de-Travers, envoient leurs pains de bitume dans le monde entier pour couvrir les rues, trottoirs, places ou halles industrielles de Buenos Aires, Sydney, New York, Budapest et Vienne. Genève est l’une des premières villes européennes à tester, dès les années 1830, l’asphalte de Travers ou de Seyssel pour ses revêtements de sol, surtout les trottoirs. La ville sera également l’une des pionnières dans l’utilisation du bitume, mélangé à des agrégats, pour une circulation automobile naissante. Les qualités d’adhérence et de résistance sont les bienvenues. Il n’occasionne pas non plus de poussières ni de bruit excessif au passage des véhicules.

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(© Creative Commons)
La fosse à bitume de Trinidad, l'une des plus importantes au monde.

Source stratégique

Aujourd’hui, remplacé par son substitut pétrolier, le bitume naturel n’est quasiment plus exploité. Les mines du Val-de-Travers ont fermé en 1986. La production mondiale de bitume artificiel est de 100 millions de tonnes par année. Elle est destinée à 85% aux routes, à 10% à l’imperméabilité des toitures ou des terrasses, à 5% à l’isolation thermique ou électrique. Depuis l’Antiquité, le bitume est une ressource stratégique. La première guerre du pétrole de l’histoire date de 312 avant Jésus-Christ, lorsque les Séleucides et les Nabatéens se disputèrent leur approvisionnement en poix minérale de Judée. Cette brûlante situation géostratégique reste d’actualité. Les câbles sous-marins de fibre optique qui font transiter les 99% du trafic internet mondial sont isolés par du bitume. Les armatures métalliques qui protègent les câbles des chocs violents le sont également. Ce qui n’empêche pas l’infrastructure sous-marine d’être vulnérable aux actuelles tentatives de sabotage en mer Baltique ou ailleurs. En quelques mots comme en cent, si l’histoire est une longue route, nous savons un peu mieux de quoi cette voie est enrobée. ■