ALT

Berlin : le mouvement permanent

La capitale allemande renouvelle sans cesse son patrimoine culturel. Au risque de perdre l’âme qui magnétise les touristes.

Clin d’oeil de la capitale d’un pays à une autre. La dernière salle de concert berlinoise porte le nom d’un chef français et se loge dans un bâtiment discret de la « rue des Français ». En surplomb de quelques marches, l’écrin de la salle Pierre-Boulez se dévoile. 320 tonnes de ciment et de bois se conjuguent avec légèreté, symbolisée par les lignes fluides de la double ellipse dans laquelle se nichent les spectateurs à une distance maximale de 14 mètres autour de l’orchestre. Cet auditorium intimiste et modulable est dû à deux maîtres de leur discipline : l’architecte Frank Gehry et l’acousticien Yasuhisa Toyota. Sept cents places mises à la disposition d’un public féru de musique de chambre. Inaugurée au printemps dernier, la « Pierre-Boulez Saal » entame sa deuxième saison avec un programme éclectique de 140 concerts. En conférence de presse, le chef d’orchestre du projet, Daniel Barenboim, grand ami du génie de la musique atonale, insiste sur l’identité internationale d’un lieu qui a vocation, avant tout, à donner des murs au West-Eastern Divan Orchestra, mélange de musiciens israéliens et palestiniens. L’intendant de l’institution, Ole Baekhøj, veut conserver une oreille attentive pour les touristes : « Même si le public vient déjà nombreux, nous essayons de nous ouvrir à d’autres spectateurs. C’est le sens même de cette salle d’orchestre fondée sur une idée humaniste. Nous pensons à une clientèle de passage quand nous programmons une série de cinq concerts, entre le jeudi et le samedi, avec le baryton Thomas Hampson interprétant les Lieder de Schubert. C’est une raison attractive pour venir passer un long week-end à Berlin ! » Dans la foison culturelle que propose Berlin avec ses 1 500 manifestations quotidiennes, il faut savoir se distinguer et diversifier ses offres.

D’une extrémité à l’autre de l’immense avenue qui traverse Berlin, trois opéras proposent 4 600 places.

Trois opéras dans la même ville, un cas unique

La salle « Pierre Boulez » est sortie du sol dans l’ancienne salle des costumes du « Staatsoper ». L’opéra mythique de l’avenue Unter den Linden, à la façade rose bonbon, doit achever cet automne une rénovation de sept ans, pour un coût d’au moins 450 millions de francs. D’une extrémité à l’autre de l’immense avenue qui traverse Berlin d’est en ouest, trois opéras proposent 4 600 places. Une audience berlinoise louée par les musiciens et les critiques pour sa qualité d’écoute, dont le silence s’interrompt le temps de l’entracte et d’un bretzel arrosé de sekt, le vin pétillant. Des enceintes chics mais qui ne versent pas dans l’élitisme avec un quota de places, de 3 à 15 euros, réservées à chaque représentation aux chômeurs et aux étudiants. Ces places si convoitées par des visiteurs qui d’un coup de clic accourent du monde entier dans la capitale de ce pays de mélomanes, pour assister aux premières de ses compositeurs renommés.

Le profil de ces voyageurs culturels correspond en tous points à celui défini dans une interview par le chef du tourisme à Berlin, Burkhard Kieker : « Le touriste berlinois de demain sera plutôt élevé socialement, avec des études supérieures à la moyenne, qui viendra ici pour bien manger et vivre la culture. » Berlin joue déjà de sa qualité de vie (avec un niveau deux fois moins élevé que Paris ou Londres) pour se placer sur la troisième place du podium européen : 12,7 millions de touristes en 2016 (+ 2,9%), dont un tiers venu de l’étranger. Sa croissance se confirme depuis vingt ans, avec une fréquentation multipliée par quatre. La capitale allemande espère battre un nouveau record cette année en profitant des retombées de l’année Luther et de l’exposition internationale des jardins (IGA). Selon une étude de l’Office du tourisme berlinois, 70% des touristes étrangers placent en premier lieu la richesse de son offre historique, architecturale et culturelle pour justifier leur venue. Parmi les exemples les plus cités : le musée juif de Daniel Liebeskind, la coupole du Reichstag de Norman Foster, les fresques du mur de Berlin à East Side Gallery, le musée de Pergame et ses trésors archéologiques. La ville a rénové la très populaire île aux Musées et créé plusieurs espaces culturels dédiés à l’art.

Autre exemple majeur de rénovation réussie : le Musée Barberini a rouvert ses portes en janvier dernier. L’ancien palais baroque, détruit par les bombardements de 1945, a été reconstruit à Potsdam, à une heure du centre de Berlin. La galerie de ce château, financé par Hasso Plattner le cofondateur du géant allemand de l’informatique SAP, abrite une partie de sa très importante collection personnelle, dont des impressionnistes comme Renoir, Monet ou Sisley. La file d’attente est très fournie et jalouse les « coupe-file »

qui se faufilent jusqu’à la caisse avec leur billet commandé sur internet. En neuf mois d’exploitation, ce musée qui veut vivre d’expositions temporaires (la prochaine sera consacrée à l’Art moderne américain, de Hopper à Rothko) a attiré plus de visiteurs que les deux attractions locales, le château de Sans-souci cher à Voltaire et les studios de Babelsberg où furent tournés « L’Ange Bleu » ainsi que « Inglourious Basterds ».

Le château de Berlin, la future « carte de visite » de l’Allemagne

Berlin sait aussi piocher dans son histoire pour se réinventer. Emblème du renouveau de l’offre culturelle, le Berliner Schloss, le Château de Berlin au-dessus duquel s’active un essaim de grues. Rotations et montées de charges pour reproduire le château des Rois de Prusse, résidence principale des Hohenzollern jusqu’à la chute de l’Empire allemand à la fin de la Première Guerre mondiale. L’immense sarcophage de béton, qui ouvrira en 2019, sera nommé Humboldt Forum, en référence au naturaliste et explorateur. L’objectif de ce projet monumental : créer un lieu culturel international. Le « Berliner Schloss » abritera des collections issues du Musée ethnologique et du Musée d’art asiatique de Berlin, des collections scientifiques de l’Université Humboldt, des bibliothèques et des centres culturels. « Ce sera la carte de visite de l’Allemagne, affirme Marc Schurbus, responsable de l’exposition Humboldt Forum et de la collecte d’argent, car des fonds privés doivent aider au bouclage du budget.

Content image
Musée Barberini. L’ancien palais détruit en 1945 a été reconstruit à Potsdam.

Art omniprésent

À proximité immédiate, la rénovation de la Haus der Statistik et de la Alte Münze ont vocation, d’ici à quelques années, à former un triangle culturel au coeur de l’ancien Berlin Est. À l’Ouest, la nouvelle galerie Nationale d’Art Moderne, conçue par Herzog et de Meuron, doit émerger en 2021 à proximité de la fascinante Philarmonie. Dans une ville où un habitant sur deux a emménagé ou déménagé depuis la Réunification, le renouvellement se lit dans les bâtiments d’une ville en chantier permanent. Maltraitée par l’Histoire qui l’a souvent privée de sa liberté, Berlin profite de sa superficie, de beaucoup supérieure à celle de nombre de métropoles. « La dynamique de changement est continue, confirme Étienne François, historien. À la différence de Paris, Berlin n’est pas une ville patrimonialisée. Ici, on détruit et reconstruit sans trop de scrupules. »

Un terrain fertile irrigué par des subventions publiques d’un budget culture conséquent : 1 milliard d’euros par an. « C’est énorme, c’est plus que le budget total pour la culture de beaucoup de pays développés ! » s’enthousiasme Christophe Knoch, porte-parole de la scène indépendante. Environ 40 000 artistes vivent dans la capitale, qui ressemble à un immense espace de création à ciel ouvert. Le metteur en scène Ostermeier à la Schaubühne, la chorégraphe Sascha Waltz et son Radial system, l’architecte Olafur Eliasson dans son immeuble-atelier : Berlin continue d’aimanter des artistes, dans la tradition des Bertolt Brecht, Marlene Dietrich ou de Martin Gropius.

Également réputée pour son art de rue, ses concept stores, son électro, ses galeries d’art, Berlin offre un visage interchangeable selon les heures et les quartiers. Bohème ou bourgeoise. Est ou Ouest. Mélange des genres et des cultures : l’art est omniprésent et la ville bruisse d’un geyser d’événements underground qui détrônent souvent la culture « officielle ».

Un budget culture conséquent : 1 milliard d’euros par an.

Victime de son succès

Mais, sous les coups de boutoir de la montée des prix de l’immobilier et de la gentrification, « 750 ateliers ont fermé l’an dernier », déplore Christophe Knoch. Pour faire profiter ce biotope artistique de la manne touristique, la Ville avait créé en 2014 une « city tax » en prélevant 5% sur chaque nuitée. Après tergiversations, les recettes de l’impôt sont finalement redistribuées à parts égales avec le sport, le tourisme ainsi que la part directement prélevée par une municipalité extrêmement endettée. Christophe Knoch milite pour que les artistes de la base qui font le « Berliner flair » puissent percevoir davantage d’aides. Avec le risque prévisible, si les loyers continuent de flamber, de voir Berlin subir le sort de New York, Paris ou Londres. Des métropoles dont l’âge d’or artistique est un souvenir sépia, dans lesquelles les touristes viennent vainement rechercher les mythes du passé.

Rubriques
Patrimoine