« On constate une asymétrie en faveur du baratin »

Enseignant-chercheur en psychologie sociale à l’Université de Fribourg, Pascal Wagner-Egger s’est peu à peu imposé comme le spécialiste romand des théories du complot. Il a publié en 2021 « Psychologie des  croyances aux théories du complot : Le bruit de la conspiration » aux Presses Universitaires de Grenoble.

Comment les complots et les théories assorties naissent-ils ?

Il faut évidemment distinguer le complot, entente secrète d’un groupe de personnes aux desseins malveillants, et les théories du complot, qui sont des accusations et surtout des croyances sans preuve concrète. Si le Watergate a bien été un complot, affirmer que les attentats du 11 septembre ont été préparés par la CIA ne repose pas sur les mêmes éléments tangibles, sur des enquêtes rigoureuses, ni sur des méthodes d’investigation scientifiques. Notre cerveau est attiré par ce que l’on peut définir par des « données erratiques », ces anomalies apparentes de la version officielle (phénomènes ou images en apparence bizarres qu’une recherche rigoureuse permet généralement d’expliquer). Les théories du complot vont du plus ou moins plausible (il y aurait eu plusieurs tireurs pour abattre Kennedy) au vrai délire (la Terre est plate), mais sans aucune preuve directe.

Quelle différence entre un lanceur d’alerte et un complotiste ? Peut-on passer de l’un à l’autre ?

Il est vrai que le dénonciateur d’un complot industriel, par exemple, peut passer pour un complotiste ou un paranoïaque. Cette « zone grise » ne peut être traitée que par l’administration de preuves ou d’éléments concordants, aboutissant à une décision de justice. On ne peut naturellement exclure parfois une erreur judiciaire, mais le principal danger est qu’une fois qu’une entreprise a été prise la main dans le sac, une tendance humaine naturelle est de considérer que l’on ne peut plus lui faire confiance, ce qui amène à voir partout de nouveaux complots.

L’examen des preuves doit se faire de cas en cas et l’on doit à tout prix demeurer dans la science du complot (prouver un complot par une enquête et des preuves directes) et ne pas sombrer dans la religion du complot (croire à l’existence d’un complot sans preuve suffisante). Au reste, aucun complotiste n’a découvert de vrai complot ! Il est malheureusement facile, même pour un professionnel qualifié, de tomber dans une sorte de spirale, d’escalade d’exagérations ; on l’a vu avec des ingénieurs à propos du World Trade Center, qui développaient des thèses à partir de données partielles. C’est un peu une nouvelle religion séculière, comme le disait G.K. Chesterton : « Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout !»

Certains lanceurs d’alerte pourtant reconnus prennent des airs de complotistes…

C’est assez logique : lorsqu’on voit que des institutions ou de grandes entités ont commis des erreurs et tenté de les camoufler, on finit par toutes les imaginer le plus souvent mues par des motifs douteux, voire criminels. Il y a eu des scandales sérieux en rapport avec des médicaments, mais que pèsent-ils en comparaison des masses de produits utiles créés et distribués par les mêmes laboratoires ?

Les réseaux sociaux attisent-ils la fièvre complotiste ?

Sans aucun doute. Le complotisme a toujours existé, mais la diffusion des rumeurs et la rapidité de leur dispersion étaient bien plus limitées qu’aujourd’hui. Le bouche-à-oreille, déjà redoutable, a fait place à une contamination instantanée touchant des millions voire des milliards de personnes. Les biais cognitifs sont devenus contagieux : quoi de plus agréable que d’échanger et de se conforter dans sa position avec des gens qui partagent votre point de vue ? Les algorithmes du web nourrissent cette expansion des théories du complot. C’est l’effet de familiarité et de partage social : on retrouve sur les réseaux des internautes qui eux aussi sont convaincus que telle ou telle image, tel ou tel fait, cachent ou révèlent quelque chose. La répétition génère la croyance, comme l’ont découvert depuis longtemps les publicitaires, qui répètent les mêmes messages jusqu’à ce qu’ils paraissent d’autant plus vraisemblables ou agréables qu’on les a vus et entendus maintes fois.

Certains réseaux, tel Facebook, font appel à des vérificateurs de véracité. Parmi eux, en terres francophones, Le journal Le Monde, connu pour manifester parfois des tendances idéologiques, au point d’encenser jadis le dictateur Mao Tsé-toung

Les théories complotistes naissent de la perte de confiance dans les thèses officielles. Le fact checking  n’est sûrement pas une panacée. Il contribue néanmoins à réduire quelque peu l’adhésion aux thèses complotistes. On constate en effet une « asymétrie en faveur du baratin », c’est-à-dire que la désinformation touche toujours plus de gens que les démentis qui la corrigent. La seule arme efficace reste l’enquête scientifique, la démonstration par des preuves authentiques, d’où qu’elles viennent. La science peut se tromper ; mais alors, d’autres scientifiques rétabliront la vérité, par de nouvelles recherches établissant de nouvelles preuves.

 Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout ! 

G. K. Chesterton, écrivain anglais

Dans le cas d’une guerre, n’y a-t-il pas un risque de prendre parti et de relayer volontairement ou non la propagande du camp que l’on juge, ou que la majorité de la société juge, celui du bien ?

Le contexte d’un conflit est idéal pour développer des théories de complot. Aucun État ne s’en prive. Pour échapper à l’obligation sociale de prendre parti, pour se prémunir des assertions relevant de la propagande, il faut se réfugier dans l’analyse journalistique, tenter de vérifier et documenter les faits et ne surtout pas entrer dans une forme de croyance. En s’appuyant sur une justice impartiale, sur des faits tangibles et prouvés, en pratiquant la prudence et la nuance tant que telle ou telle réalité n’est pas indiscutable et en critiquant les théories du complot, on n’empêche pas – comme certains le croient – la critique ni l’évolution des sociétés : on favorise leur critique rationnelle (les vraies enquêtes).

L’affaire des armes de destruction massive en Irak ou d’autres mensonges d’État démontrés et avoués ultérieurement n’ont-ils pas favorisé l’émergence de théories complotistes ?

Bien sûr. Mais ce ne sont pas les théoriciens du complot qui ont permis d’établir la vérité, ce sont les tribunaux, enquêteurs, journalistes d’investigation, commissions d’enquête, amenant aux aveux des responsables ou à la preuve inattaquable de leurs actes. L’un des biais à éviter, nous l’évoquions tout à l’heure, c’est de penser en généralisant que parce que « Pfizer a été condamné 18 fois », les milliers de produits diffusés par Pfizer sont tous dangereux, voire mortels ! Autre exemple, l’affaire Epstein : tous les gens, connus ou non, qui lui ont un jour serré la main n’ont pas participé aux crimes et délits que la justice a découverts. Il faut des enquêtes approfondies pour savoir qui a été coupable de quoi. Comme les entreprises ayant commis des fraudes, des personnes dont la culpabilité a été établie sont souvent condamnées, ce qui dément aussi la rumeur selon laquelle « tout le monde sait, mais il n’y a pas de punition ».

Dans le cas de la pandémie de Covid, n’a-t-on pas perdu le contrôle, tant du côté des autorités que des « antivax » ?

Les autorités se sont fondées sur le consensus scientifique du moment. L’urgence et le principe de précaution dominaient, puis peu à peu la situation a pu être maîtrisée. Les théories du complot ont évidemment fleuri, sur l’origine du virus, les traitements, les mesures sanitaires, les vaccins, etc. En revanche, ne pas vouloir se faire vacciner ne signifie pas être complotiste ; on le devient si on ajoute que le gouvernement tente d’empoisonner les gens avec un vaccin qu’il sait être dangereux, et ce pour le profit de quelques entreprises pharmaceutiques.

Pour conclure, comment vous êtes-vous spécialisé en étude des théories du complot ?

Je me suis toujours intéressé à l’épistémologie, à la psychologie et aux croyances, notamment dans leur relation – et parfois leur résistance – à la logique. L’un de mes thèmes d’étude était l’effet réel ou supposé de la Lune sur les réalités terrestres et humaines, et dans ce cadre, les rumeurs sur le fait que les images de la mission Apollo 11 seraient truquées et qu’aucun humain n’aurait foulé le sol lunaire m’ont fasciné. Malheureusement pour la société, mon champ d’études est devenu bien plus important au cours des dernières décennies… ■