Des robots dans les champs
Lorsque la démographie galope, l’agriculture doit suivre le mouvement. Depuis toujours, la science et les technologies lui ont permis de nourrir le monde. Mais avec 8 milliards de terriens, son défi est aussi de devenir durable et climatiquement neutre, alors qu’elle rejette dans l’atmosphère 23% des émissions totales de gaz à effet de serre.
Autrefois profession sans histoires, celle d’agriculteur voit désormais les projecteurs se braquer sur lui. Le changement climatique met face à face les urbains, pour qui l’agriculteur est responsable de la pollution et du mal-être animal, et les paysans qui doivent désormais faire de la publicité à la télévision pour raconter leur rapport, quasi amoureux, aux bêtes.
Comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qui a fait d’un métier autrefois élevé au pinacle, en raison de sa nécessité existentielle, un travail aujourd’hui voué aux gémonies ? Le besoin de nourrir une population, passée en un siècle de 1,9 milliard à presque 8 milliards d’individus ! Et qui dit productivité en augmentation dit forcément efficacité de l’outil de production. Cela ne date pas d’hier. « Quand est arrivée la période sédentaire de l’humanité, les cultures ont gagné une forme d’assise en créant des villes et des villages, explique l’ingénieur forestier Ernst Zürcher (lire p. 32). Les meilleures terres ont été réquisitionnées pour les cultures, notamment les sols forestiers qui sont magnifiques. » Il faut savoir que l’Europe était alors occupée à 80% par des forêts. « Mais l’emprise était encore légère, la population, peu nombreuse. Ensuite est arrivée l’ère industrielle, et tout a changé. » Ce qui ne veut pas dire que, du point de vue technologique, l’histoire agricole n’a pas connu d’évolutions techniques depuis la domestication de la nature par l’homme, 7000 ans avant notre ère.
La faux mieux que la faucille
Les innovations fusent à partir du Xe siècle, à une époque où l’Europe voit sa population doubler. Pour faire face à ce boom démographique, il faut donc produire plus et mettre en place de nouvelles techniques et de nouveaux outils. On voit ainsi apparaître la faux, plus efficace que la faucille, ou encore la charrue, mieux adaptée que l’araire lorsqu’il s’agit d’enfouir dans le sol les dizaines de tonnes de fumier produit par les animaux.
Lesquels, bœufs et chevaux, sont largement mis à contribution grâce à l’évolution des moyens de traction animale et au développement du ferrage. Les moulins à aubes et à vent se construisent partout, surtout en Angleterre et aux Pays-Bas. La superficie des terres labourées augmente, celle des jardins et des vignobles aussi. Le paysage se transforme.
Au XVIIe siècle, la première révolution agronomique bouleverse l’occupation des sols en introduisant de nouvelles rotations des cultures. Jusqu’au début du XIXe siècle, l’agriculture est souvent autosuffisante et fournit à l’homme l’essentiel de son alimentation et de son énergie. À partir de la seconde moitié du siècle, les pratiques agricoles évoluent fondamentalement. Les énergies fossiles et les progrès de la chimie organique vont permettre la mécanisation du travail de la terre et introduire les engrais minéraux. La puissance des machines augmente, logiquement, le rendement : semoirs mécaniques, bineuses, moissonneuses-batteuses, corn-pickers et arracheuses de patates remplacent les bêtes de trait et allègent l’effort du paysan.
En 1892, l’Américain John Froelich lance le premier tracteur à essence produit à la chaîne. C’est un échec commercial jusqu’en 1918, lorsque John Deere reprend la Waterloo Gasoline Engine Company et en fait un fleuron, sous son propre nom, de l’équipement agricole, jusqu’à aujourd’hui.
Disparition des oiseaux
Plus vite, plus fort, plus grand : l’agriculture s’industrialise pendant tout le XXe siècle, tandis que la chimie découvre les moyens d’éradiquer les maladies des champs et de modifier génétiquement certaines céréales pour les rendre résistantes à tout. L’agriculture, qui s’intensifie, répond aussi aux demandes des consommateurs qui réclament des tomates et des asperges toute l’année. Le bio s’envole dans les rayons des supermarchés. L’avocat et les amandes sont à la mode ? Les paysans se lancent dans la monoculture, même si ces plantes sont parmi les plus grandes consommatrices d’eau. Au Brésil, on rase des forêts entières pour faire pousser le soja qui nourrira les bêtes, ou le palmier, dont l’industrie agroalimentaire raffole de l’huile. Le processus libère ce CO2 que les arbres abattus auraient dû absorber. Autant d’aberrations pour les milieux écologistes qui dénoncent une agriculture intensive bien plus préoccupée par le profit que par la juste gestion des ressources.
Les agriculteurs, eux, planifient la construction de mégabassines qui leur assureront d’arroser même quand l’eau viendra à manquer. À force de prendre des terres et de modeler le milieu naturel en fonction de leurs besoins, ils sont rendus responsables aussi de nuire à la biodiversité. Selon une étude parue dans la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences, menée sur trente-sept ans dans 28 pays européens et sur 170 espèces, 800 millions d’oiseaux auraient ainsi disparu, la plupart dans les zones agricoles où la baisse de population des volatiles est de 57%. « Nous concluons que l’intensification de l’agriculture, en particulier l’usage des pesticides et des engrais, représente la pression principale pour la plupart des déclins de populations d’oiseaux, en particulier ceux qui se nourrissent d’invertébrés », écrivent les scientifiques. Pour Vincent Devictor, chercheur au CNRS et coordinateur de l’étude cité par l’AFP : « Il faudrait commencer par changer de modèle d’agriculture qui poursuit dans sa vision industrielle en ayant massivement recours à la mécanisation et à la chimie. Nous ne sommes toujours pas sortis de ce paradigme de l’après-Deuxième Guerre mondiale, avec l’augmentation des mégafermes en France au détriment des petites surfaces. » Les agriculteurs, eux, se défendent. Comment nourrir le monde tout en ménageant la planète et sa population ? Incompréhension de deux camps qui s’affrontent.
Objectif : neutre
Ce n’est pourtant pas faute de chercher des solutions. Dans les champs, les arrosages sont automatiquement programmés en fonction de la météo et le robot ARA, de la start-up d’Yverdon ecoRobotix, pulvérise avec une précision chirurgicale engrais, herbicides et fongicides. Dans les élevages, les technologies permettent un réglage fin des besoins alimentaires des animaux. Les machines nourrissent au milligramme des bêtes pucées pour éviter le gaspillage et optimiser la production laitière. Alors oui, en Suisse l’agriculture rejette 14,7% de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. La moitié, soit 3,04 millions de tonnes, est due au méthane qu’évacuent les bovidés au moment de la digestion.
Dans les Grisons, certains fermiers visent une agriculture climatiquement neutre en ajoutant au fourrage un sel minéral contenant un additif alimentaire pour réduire de 10 à 20% le rejet de méthane. Ils s’équipent en panneaux solaires pour faire tourner les trayeuses. Avec l’aide d’agronomes et d’ingénieurs, ces paysans tentent, à coup de petites mesures, de renverser la vapeur. L’objectif reste compliqué et lointain, surtout pour les éleveurs. Sans parler de la pression des grands groupes agroalimentaires. Emmi et Nestlé ont annoncé vouloir devenir climatiquement neutres à l’horizon 2050. Comprenez que ces entreprises ne travailleront dès lors qu’avec des partenaires qui en feront autant.
Nouvelle génération
Le salut pourrait venir d’une nouvelle génération d’agriculteurs qui aura grandi avec la problématique environnementale. C’est même le sujet d’une étude que vient de publier Marcel Linder, spécialiste de la politique agricole chez Pro Natura. « Du point de vue de la protection du climat et de la nature et des attentes de la société, l’objectif politique est d’atteindre une agriculture écologique multi-fonctionnelle, adaptée aux conditions locales et utilisant les ressources de manière efficace. La Suisse en est encore bien loin, écrit l’expert. Toute modification de la politique agricole exerce en général une influence directe sur chaque exploitation agricole, indépendamment de sa situation. La remise d’une exploitation pendant le changement de génération permet d’adapter celle-ci de sorte qu’elle ne dépasse pas la capacité de résilience des écosystèmes. »
Comment ? L’expert préconise plusieurs voies, notamment une réduction du cheptel « et de la consommation de produits laitiers, d’œufs et de viande, qui est essentielle aussi bien pour un monde respectueux du climat que pour la protection de la biodiversité. » En ce qui concerne le soutien des technologies dernier cri pour atteindre cet objectif durable, Marcel Linder reste dubitatif. « Des robots sarcleurs vont-ils remplacer les herbicides chimiques ? Peut-on sélectionner des plantes génétiquement résistantes qui rendent les pesticides superflus sans nouveaux inconvénients pour l’écosystème ? Et qu’en est-il de la dépendance à l’égard des fournisseurs de solutions numériques, de l’électricité, des appareils techniques et de la protection des données ? »
Terres d’avenir
Le spécialiste pointe également le problème des terres. Le métier de paysan attire les jeunes Suisses et Suissesses, et pas forcément nés entre l’âne et le bœuf. Signe, certes anecdotique, de cet intérêt des urbains pour le travail à la ferme : le succès de Farming Simulator, jeu vidéo du studio zurichois Giants Software, un simulateur agricole qui s’est vendu à 35 millions d’exemplaires depuis sa première édition en 2008.
Mais ceux qui n’héritent pas d’un domaine se retrouvent bien souvent démunis face au manque d’exploitation à reprendre. Et il en faut pour que ces « néopaysans » réussissent le pari de décarboner le secteur agricole. « Si une ferme est vendue hors du cadre familial, elle coûtera quatre à cinq fois plus cher, alors même que les banques prêtent moins facilement aux gens qui ne sont pas du métier. Ainsi, les personnes non issues du milieu ne sont pas du tout incitées à s’engager dans cette voie », relève dans le quotidien Le Temps Eline Müller de l’organisation paysanne Uniterre. Laquelle a pris les choses en main en fédérant plusieurs structures – l’Association des petits paysans, le Mouvement pour une agriculture paysanne et citoyenne ou encore Longo Maï – dans le but d’acquérir des terrains et de les louer à ces nouveaux agriculteurs de terres d’avenir. ■