Thierry Barbier-Mueller

Les jours, puis les semaines passent, sans que celles et ceux qui l’ont connu et aimé parviennent à admettre la triste réalité du départ de Thierry Barbier-Mueller vers un monde meilleur.

Administrateur-délégué du groupe SPG-Rytz, fondateur du magazine que vous tenez entre les mains, « TBM » – comme chacun le nommait – avait voulu que ce média à large diffusion gratuite contribue à informer, intriguer, divertir intelligemment le plus large public. Car si la plupart des décideurs, dans l’époque matérialiste et superficielle que nous traversons, ont tendance à affubler leurs initiatives du label d’« intérêt général », l’humaniste qui nous a quittés à la fin du mois de janvier se préoccupait quant à lui du « bien commun », notion autrement plus profonde.

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( Pierre Albouy/Tribune de Genève )
Portrait de Thierry-Barbier Mueller

Ses cinq filles, dans le très bel hommage qu’elles lui ont rendu lors de ses obsèques en l’église Saint-Paul de Genève, ont rappelé avec justesse et reconnaissance la passion protéiforme de leur père pour le savoir et sa transmission, mieux encore : son partage. De fait, ce patron avisé qui avait su développer et moderniser l’entreprise familiale durant deux décennies pour le moins fertiles en défis et en embûches conjoncturelles, ce collectionneur inspiré et réputé d’art contemporain et d’œuvres de design, était aussi et peut-être surtout un homme de culture, qui consacrait la presque totalité de son temps libre à la découverte, à la recherche de connaissance et de vérité. S’il était discret à propos de ses collections – appréciant l’idée exprimée par Guitry de « collectionneur placard », par opposition au « collectionneur vitrine » – et pudique en ce qui concernait sa foi catholique, TBM luttait au grand jour et avec énergie contre la tendance de l’être humain à vouloir « reconnaître et non découvrir », un constat irritant qu’avait fait avant lui son père Jean Paul.

Il luttait avec énergie contre la tendance de l’être humain à vouloir «  reconnaître et non découvrir »

Ses filles l’ont également dit : elles ont eu le privilège d’être élevées et non simplement éduquées. Une enfance jalonnée de lectures, de voyages, de visites, de concerts, de rencontres de tant d’artistes ou de penseurs, de tant de discussions enrichissantes… La famille, les proches et bon nombre de ses collaborateurs ont aussi été entraînés dans ce tourbillon culturel, dans cette énergie stimulante qui ne les laissait jamais tomber dans une quelconque routine. Nulle prétention professorale, néanmoins, chez TBM : le respect, l’écoute et la bienveillance régnaient sur toutes ses relations humaines. À vrai dire, même ses coups de colère ou ses manifestations d’humeur répondaient à une sorte de protocole éthique, à tel point qu’il lui arrivait de les annoncer à l’avance !

Sur le plan professionnel, il n’est pas utile de décrire ici l’entrepreneur et fin visionnaire ; l’essor du groupe, la compétence des équipes, le niveau d’excellence entretenu et le soin apporté, au fil des dernières années, à transmettre les commandes du groupe à ses filles Marie et Valentine : tous ces éléments sont plus éloquents qu’une description écrite. L’influence de TBM au sein des associations immobilières, la pertinence des initiatives qu’il avait suscitées continueront longtemps à déployer leurs effets.

« N’être qu’un est une prison », cet aphorisme de Pessoa qu’appréciait Thierry Barbier-Mueller, condense cette autre pensée de Pirandello : « Le drame est tout entier là-dedans : dans la conscience que j’ai, qu’a chacun d’entre nous, d’être un, alors qu’il est cent, qu’il est mille, qu’il est autant de fois un qu’il y a de possibilités en lui ». Le moins que l’on puisse dire est que TBM s’était très jeune évadé de cette prison et ne vivait pas ce drame. Il a connu l’école privée, mais a choisi de rejoindre le collège public ; licencié en droit, féru de littérature, il s’oriente pourtant vers la finance, dont il gardera un redoutable goût pour les chiffres, avant de rejoindre la société familiale. Dans un univers peuplé de costumes-cravate et de voitures avec chauffeur, il évolue à vélo et porte des chemises ouvertes. Bien avant la vague écologiste, il prône activement les économies d’énergie et le développement durable. Aux voyages balnéaires et au golf, il préfère la découverte solitaire de pays d’Afrique ou des étapes hivernales du chemin de Compostelle… en Suisse alémanique. Il ne fait pas de politique, mais se passionne pour la chose publique, tant à l’échelon gouvernemental qu’à celui des préoccupations quotidiennes du peuple suisse : des conseillers fédéraux aux compagnies de transport, des dirigeants de caisse maladie aux chefs de parti, nombre de gens ont reçu des courriers circonstanciés… et s’en souviennent.

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(Olivier Vogelsang)
Thierry Barbier-Mueller au milieu de sa collection de chaises.

« Qu’un seul homme souffre moins et le monde est déjà meilleur »: une œuvre caritative a longtemps diffusé ce slogan pétri de bon sens. À l’évidence, la générosité de Thierry Barbier-Mueller aura contribué à apaiser quelques douleurs et à améliorer le sort de nombreux déshérités. Institutions et individus méritants en ont bénéficié, sans que le donateur en fasse état, même auprès de ses intimes. Il en fut de même d’artistes inconnus mais qu’il jugeait talentueux, d’entrepreneurs dans l’un ou l’autre des innombrables domaines qui retenaient son attention. Dans toutes ces actions qu’il estimait naturelles, TBM ne s’arrêtait dans son élan que si une irrégularité coupable s’avérait, fût-elle d’ampleur minime. Il avait la fraude en horreur.

Ces derniers mois, toujours tourné vers l’avenir et fourmillant d’idées, il avait applaudi au lancement, sous l’égide de ses filles et du rédacteur en chef des publications du groupe Emmanuel Grandjean, du magazine LVX. Pour son retrait des fonctions opérationnelles du groupe, planifié pour la fin de cette année, Thierry Barbier-Mueller prévoyait de nouveaux voyages, peut-être un futur accueil de l’exposition de sa collection de chaises par un musée étranger, l’étude poussée d’un projet d’école privée, davantage de temps encore pour sa famille. Hélas ! Ses cent, ses mille vies ont pris fin le 25 janvier, son cœur si vaillant cessant brusquement de battre. De la dimension où il se trouve aujourd’hui, dimension inaccessible aux vivants de ce bas-monde, il continuera à inspirer ses filles à la tête du groupe, ses collaborateurs, ses proches et ses nombreux amis. ■