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Le monde selon … Vincent Baudriller

Il vit à Lausanne depuis sept ans où il dirige le théâtre de Vidy, après avoir été codirecteur du Festival d'Avignon pendant dix ans. Interview avec un voyageur de l'imaginaire pour qui le théâtre, en tant que reflet de l'état du monde, n'a jamais été aussi nécessaire.

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© Samuel Rubio
Vincent Baudriller, directeur du Théâtre de Vidy.

À quoi ressemble le monde selon Vincent Baudriller?

La situation actuelle me semble paradoxale. D’un côté, la crise sani­taire est socialement violente. Elle accentue la précarité des personnes dont les conditions de vie étaient déjà fragilisées. Elle pèsera très lourd sur les plus jeunes générations. Sur le plan mondial, l’écart entre les pays riches et les pays pauvres va encore se creuser, comme on peut le voir avec la répartition inégalitaire des vaccins contre le coronavirus. D’un autre côté, ce bouleversement soudain et imprévu dans nos modes de vie nous rappelle qu’un change­ment est possible. Ce qui peut être quand même une source d’espoir.

De quels changements parlez-vous?

Si nous voulons rêver d’un avenir vivable sur notre terre pour les pro­chaines générations, il faudra chan­ger nos manières de vivre. Cela ne sera pas facile. Comment change-t­on un modèle de société? Comment trouve-t-on le point d’équilibre entre ce dont on a besoin pour vivre et les ressources naturelles à disposition, sans les épuiser, et en les partageant mieux? Ces questions sont très compliquées à résoudre, mais nous devons les affronter. Longtemps, on nous a dit que certains paradigmes économiques et politiques étaient indiscutables, mais nous pouvons voir que, depuis un an, beaucoup de choses ont changé, notamment dans l’intervention des États pour sou­tenir les activités économiques, sociales et culturelles.

Face à la situation sanitaire mondiale, que peut apporter le théâtre?

J’ai envie de croire que ce petit endroit qu’est le théâtre peut aider au vivre-ensemble et participer à l’imagination du monde à venir. Dans une époque marquée par le repli sur soi et la peur de l’autre, se rassem­bler peut se révéler salutaire. Le théâtre c’est essentiellement ça: un lieu où des êtres humains produisent une œuvre née de leur imagination, du répertoire théâtral ou de leur réalité, qu’ils partagent avec d’autres êtres humains rassemblés devant eux. Un lieu où le spectateur peut se relier au monde et aux autres, aux questions de notre époque à travers cette expérience collective et sen­sible de l’art.

C’est-à-dire?

Par exemple, nous réfléchissons à la problématique de la durabilité. Nous menons en ce moment un projet avec la metteuse en scène anglaise Katie Mitchell et le chorégraphe français Jérôme Bel – qui ont décidé il y a plusieurs années de ne plus prendre l’avion – en lien avec l’Uni­versité de Lausanne (UNIL). Nous nous sommes demandé comment taire circuler aujourd’hui un spec­tacle qui parlerait d’écologie et de durabilité au sens large, mais sans voyager. L’idée de ce geste radical n’est pas d’en faire un modèle, mais de partager une expérience. Cinq chercheuses du pôle «durabilité» de l’UNIL nous accompagnent dans cette aventure afin de nourrir nos réflexions. Le projet s’intitule pour l’instant « Théâtre durable».

La durabilité, on la voit bien dans les secteurs de l’industrie, de la politique et de l’économie. Comment s’applique­-t-elle au domaine du théâtre?

Il me semble important d’intégrer la culture dans la réflexion sur la dura­bilité, c’est-à-dire comment vivre ensemble de façon durable sur la terre. L’art peut participer à l’imagi­nation de futurs possibles. Par ail­leurs, nous devons travailler à résoudre cette équation complexe entre réussir à réduire l’impact car­bone de nos activités, tout en étant un lieu d’ouverture et de dialogue avec d’autres cultures.

Depuis un an, la culture en Suisse, mais aussi ailleurs dans le monde, est presque totalement à l’arrêt. Com­ment avez-vous vécu cette période ?

Les activités artistiques de Vidy sont en partie subventionnées par de l’argent public. Le théâtre continuant d’être soutenu pour remplir sa mis­sion de produire de l’art et de le par­tager avec le plus grand nombre, il était de notre responsabilité de pour­suivre ce travail, dans la mesure du possible, quelle que soit la situation. Le printemps dernier, quand nous étions complètement fermés, nous avons mis en ligne certaines capta­tions d’anciens spectacles d’artistes que nous invitons à Vidy, accompa­gnées de documentaires ou d’inter­views. C’était l’occasion de mieux faire connaître le travail et l’univers de ces créateurs. Nous avons aussi eu le cas d’un artiste qui a désiré pour­suivre ses représentations sur Zoom. Dans la salle virtuelle, nous nous sommes retrouvés avec une petite communauté de spectateurs, des jeunes et des plus âgés, de Genève et de Lausanne, mais aussi de Saint­-Pétersbourg et du Michigan. C’est une idée que je n’aurais jamais envi­sagée il y a six mois, et cela a été une très belle expérience qui avait à voir avec celle du théâtre. Ces derniers mois, nous avons créé 4 ou 5 spec­tacles que nous «stockons» en atten­dant de pouvoir les jouer devant du public. Le problème va se développer ces prochaines années, car il y aura un embouteillage de ces spectacles qui empêchera de nouvelles créa­tions. Tournées annulées, projets reportés ou abandonnés: la situation est terrible pour certaines compa­gnies et certains métiers techniques.

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©Janine Machado
La pièce « Catarina ou la beauté de tuer des fascistes ».

À quoi ressembleront les œuvres post­pandémie? Croyez-vous qu’après le poids de l’horreur, elles devront nécessairement adopter une forme de légèreté ?

Je pense que l’on retrouvera dans les spectacles à venir des émotions et des réflexions nourries par cette époque. En octobre, un des spec­tacles qui a le plus marqué le public a été Catarina ou la beauté de tuer des fascistes du metteur en scène portugais Tiago Rodrigues, une pièce très politique dont le texte a été réécrit pendant le premier confinement. Il s’agit d’une dystopie qui imagine le Portugal dirigé par un parti d’extrême droite. La représen­tation se termine par un discours fasciste déclamé par un comédien. Dans la salle, des spectateurs se sont mis à protester, à crier. Une spectatrice a même tenté de sortir l’acteur du plateau tellement ce qu’il disait lui était insupportable, avant d’applaudir le spectacle à la fin. Cette réaction du public était très vivante et engagée. J’y ai aussi vu une résonnance avec ce que nous sommes en train de vivre. Le confinement de la population, la limitation des débats publics et des manifestations ou, comme en France, le contrôle des déplace­ments, peuvent évoquer des mesures de régimes autoritaires. Ces mesures ont surgi alors que nous vivions un moment où la jeunesse commençait à s’exprimer fortement sur l’avenir de la planète. Quand cette parole va se libérer, ce sera sûrement très fort.

Comment les autres théâtres vivent­ils cette crise? Vous voyez-vous avec les autres responsables des scènes romandes?

Oui, beaucoup. L’un des effets positifs de la crise, c’est qu’elle a renforcé ce lien qui existait déjà entre nous, à travers la nouvelle Fédération romande des arts de la scène. On se réunit régulièrement pour discuter, connaître la réalité de chacun, pour imaginer des scénarios de sortie de crise et parler d’une seule voix pour se faire entendre non seu· lement par les Cantons, mais aussi par la Confédération.

Avant d’arriver à Vidy, vous aviez codirigé le Festival d’Avignon pendant dix ans. À quel moment le théâtre est-­il entré dans votre vie?

Le théâtre, vous le découvrez rarement seul. C’est quelqu’un qui vous y amène. J’ai grandi dans une famille où l’art avait son importance. Plus tard, étudiant, je me suis investi dans la troupe de l’école et nous avons créé un festival de théâtre universitaire. J’ai découvert à ce moment-là cette place de passeur que j’occupe aujourd’hui, faire en sorte que le rêve des artistes se concrétise en œuvre et touche un public. J’ai ensuite eu la chance de rejoindre l’aventure du Festival d’Avignon pendant vingt ans, dont dix en tant que codirecteur avec Hortense Archambault. Jean Vilar, créateur du festival, défendait l’idée que le théâtre est un art vivant qui devait se partager avec le plus grand nombre. Mon projet, à Avignon comme à Vidy, est porté par cette conviction, surtout en ce moment…

Qu’est-ce qui vous attire dans le théâtre que vous ne trouvez pas dans d’autres formes artistiques?

Cette intensité du spectacle vivant qui fait la particularité du théâtre. À la différence d’un livre ou d’un tableau, ici c’est l’œuvre qui se joue qui impose son temps, dans le présent de la représentation. Cette expérience du temps partagé entre une œuvre en train de se jouer et ceux qui la regardent, voilà ce qui me fascine. Tout comme le fait que le théâtre est un art archaïque apparu il y a deux mille cinq cents ans, mais qui n’a jamais cessé de se réinventer. Son rôle social et politique a changé, de la même manière que ses formes, ainsi que les outils et les techniques à la disposition des artistes. Molière faisait un théâtre qui lui semblait juste avec son temps, comme le font les artistes d’aujourd’hui. Avant, c’était un art essentiellement fondé sur des textes écrits pour lui. Main­tenant, les metteurs en scène vont aussi chercher dans la littérature, dans les scénarios de cinéma ou dans la réalité. Par exemple, dans le spectacle Cargo Congo-Lausanne, le metteur en scène suisse Stefan Kaegi faisait témoigner deux chauf­feurs routiers qui racontaient leurs voyages entre l’Afrique et l’Europe à des spectateurs embarqués dans la remorque de leur camion tout en circulant autour de Lausanne. C’était aussi du théâtre.

Vous vivez depuis sept ans à Lau­sanne. Vous vous y plaisez toujours autant?

Lausanne est un territoire passion­nant, c’est une ville ambitieuse et à taille humaine, avec ses pôles de recherches, sa richesse culturelle, la diversité de sa population, la proxi­mité de la nature … Un lieu idéal pour développer un théâtre de création, durable, ouvert sur son territoire et au rayonnement international. La rénovation et l’extension du théâtre, réalisées en ce moment par la Ville de Lausanne avec Pont12 archi­tectes, permettra de poursuivre au mieux cette aventure dans le futur!