Quatre lettres qui changent tout

L’humain augmenté est-il encore un homme? Bienvenue dans l’aire du ‘biolithique’.

Dr Laurent Alexandre

Une nouvelle ère commence pour l’Humanité. Elle sera comparable dans ses bouleversements à celles qui ont suivi l’invention de l’outil ou la maîtrise du feu.

NBIC. Peut-être lisez-vous pour la première fois cet acronyme barbare mais, dans quelques années, il pourrait bien devenir aussi familier que celui d’EDF. NBIC résume en quatre lettres les révolutions technologiques dont la conjonction va nous conduire peu à peu vers une « Humanité 2.0 », pour reprendre une terminologie du Web.
Les Nanotechnologies, la Biologie, l’Informatique et les sciences Cognitives (intelligence artificielle et sciences du cerveau) progressent, en effet, mais elles vont surtout converger, en ce sens que les découvertes dans un domaine serviront aux recherches dans un autre. Cette synergie décuplera la puissance de la recherche et permettra des avancées spectaculaires. En quelques décennies, la science-fiction d’aujourd’hui deviendra la science tout court.
Les quatre composantes de la révolution NBIC se fertilisent mutuellement. La biologie, et notamment la génétique, profite de l’explosion des capacités de calcul informatique et des nano-technologies indispensables pour lire et modifier la molécule d’ADN. Les nanotechnologies bénéficient des progrès informatiques et des sciences cognitives qui, elles-mêmes, se construisent à l’aide des trois autres composantes… En effet, les sciences cognitives utiliseront la génétique, les biotechnologies et les nanotechnologies pour comprendre puis « augmenter » le cerveau et pour bâtir des formes de plus en plus sophistiquées d’intelligence artificielle, éventuellement directement branchées sur le cerveau biologique humain.
Avec le passage à l’échelle nanométrique, nous allons pouvoir former des combinaisons entre les atomes, les neurones, les gènes ou les bits des ordinateurs. La physique, la biologie et l’informatique vont se conjuguer, ouvrant ainsi des possibilités infinies et vertigineuses. Chaque objet, si petit soit-il (par exemple un nanorobot), pourra être un mini-ordinateur commu-nicant.

Intégrés par millions dans notre corps, ces nanorobots nous informeront en temps réel d’un problème physique. Ils seront capables d’établir des diagnostics et d’intervenir. Ils circuleront dans le corps humain, nettoyant les artères et expulsant les déchets cellulaires. Ces robots médicaux programmables détruiront les virus, les cellules cancéreuses. Plus spectaculaires encore, les neuronanotechnologies ont l’objectif de modifier le fonctionnement du cerveau au niveau des neurones.
La dimension révolutionnaire des technologies nano tient au fait que la vie opère à l’échelle du nanomètre. Les composants moléculaires de nos cellules sont des machines nanométriques. Maîtriser le nanomonde permettra donc de manipuler le vivant. Les progrès technologiques effacent rapidement la frontière entre la chimie et la biologie, entre la matière et la vie. Il faut bien comprendre que, à l’échelle du nanomonde, il n’y a aucune différence entre une molécule chimique et une molécule « vivante ». La fusion de la biologie et des nanotechnologies transformera le médecin en ingénieur du vivant et lui donnera, décennie après décennie, un pouvoir inouï sur notre nature biologique. Le bricolage du vivant semble sans limites. Puisqu’il n’y a pas de différence entre chimie et biologie, la transformation du vivant semblera de plus en plus légitime dans une société où la lutte contre nos faiblesses biologiques et nos souffrances sera prioritaire aux yeux de l’opinion. Les citoyens penseront que les technologies NBIC sont moralement acceptables, parce qu’elles permettent de dépasser nos limites et de réduire les blessures de la vie. Ce potentiel synergique des quatre révolutions NBIC va provoquer tout au long de ce siècle des changements inimaginables. Tous nos rapports au monde et à la vie en seront transformés. Les définitions de la liberté et de l’égalité, le droit, la justice seront bouleversées. Nos repères philosophiques et moraux vont trembler sur leurs bases : l’évolution exponentielle des révolutions technologiques ne nous laissera pas le temps de souffler. Les changements de paradigmes seront incessants, et nous devrons en quelques décennies digérer plus de changements radicaux que l’Humanité au cours de toute son histoire. Le journaliste scientifique Hervé Kempf a une expression saisissante pour décrire ce tourbillon : par analogie avec le Paléolithique et le Néolithique, il parle de notre entrée dans le « Biolithique ». Car c’est bel et bien une nouvelle ère pour l’Humanité qui commence, aussi comparable dans ses bouleversements que celles qui ont suivi l’invention de l’outil ou la maîtrise du feu. L’intelligence humaine « non biologique », c’est-à-dire obtenue grâce à des ordinateurs que nous implanterons dans notre cerveau, est un sujet qui soulèvera des polémiques terribles, mais qui s’imposera à travers les générations nourries à la réalité virtuelle et convaincues des bienfaits de la technologie, à côté desquelles nos jeunes adeptes de la PlayStation feront figure de conservateurs tatillons.
Les questions qui se poseront seront nombreuses et déstabilisantes. Un homme « hybride », bardé de prothèses high-tech, dont les performances intellectuelles sont largement artificielles, est-il encore un homme ? Jusqu’à quelle proportion d’artefacts implantés le restera-t-il ?
Plus préoccupant, « l’humain-cyborg », « l’humain hybride » ultra-puissant de 2060 s’accommodera-t-il de l’existence de l’humain biologique ? Comme l’a écrit le chercheur Bill Joy, inventeur du langage Java et cofondateur de la société informatique Sun, dans un article publié par la revue américaine Wired resté célèbre, « Le futur aura-t-il encore besoin de nous ? »

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« La mort de la mort » par Laurent Alexandre. Éditions Lattès (2011)
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