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Meubles en bois tropical, complices de la déforestation

Teck, ipé ou jatoba, avec leurs couleurs chaleureuses et leur résistance à toute épreuve, les bois exotiques sont les vedettes des magasins d’ameublement et des terrasses « naturelles ». Pourtant, rien ne garantit que ces arbres aient été abattus légalement. Une bonne partie provient même de la déforestation clandestine. Enquête.

Dans le port de Rotterdam, le 6 novembre 2014, un zodiac de Greenpeace glisse le long de l’immense coque du Marfret Guyane, un navire français en provenance du Brésil. Alors qu’il s’apprête à décharger ses containers de bois tropical, les militants déroulent d’immenses banderoles jaunes : « Crime contre la forêt amazonienne – Stop au bois illégal ». Pour la première fois, l’ONG environnementale a prouvé que du bois importé en Europe était illégal : une partie du chargement du Marfret Guyane provient d’une entreprise qui coupe des arbres clandestinement en Amazonie.

Des balises GPS pour traquer le bois illégal

La reconstitution de la fraude a débuté quelques mois plus tôt, dans les profondeurs de la région amazonienne du Pará. La coupe de bois y est autorisée mais officiellement limitée à certaines zones. En réalité, les dimensions gigantesques de la forêt vierge empêchent tout contrôle et des hommes armés intimident tous ceux qui oseraient dénoncer les abus. Infiltrés dans la région, des militants de Greenpeace repèrent des camions utilisés pour le transport du bois et parviennent à coller des balises GPS aimantées sous la remorque des engins. Lorsque les camions redémarrent, les écologistes les suivent à la trace. « Le signal GPS a indiqué qu’ils se rendaient de nuit dans des zones où la coupe d’arbres est interdite, notamment dans une forêt publique. Ils livraient ensuite le bois à une entreprise qui exporte légalement vers l’Europe », expose le coordinateur de l’opération* dans les locaux de Greenpeace à Manaus. Cette entreprise, Rainbow Trading, vend régulièrement des grumes à des clients français, belges ou néerlandais. Sa marchandise est bardée de tous les labels nécessaires pour ses clients européens, mais une partie de ces certificats sont frauduleux. Ils permettent de « blanchir » les troncs abattus dans des zones où la coupe est interdite. Impossible donc de distinguer, dans la cargaison du Marfret Guyane, le bois coupé dans les règles de celui qui provient de la déforestation illégale.

Le commerce illégal de bois génère environ 11 milliards de dollars par an, d’après Interpol. Quasiment autant que le marché de la drogue.

En France, 40 % du bois exotique serait illégal

Ipé ou jatoba d’Amazonie, moabi du Cameroun, teck de Birmanie… D’après les chiffres du WWF, 40 % du bois exotique importé en France serait illégal et inonderait ensuite l’Europe entière. En République démocratique du Congo, « moins de 10 % de la superficie d’exploitation forestière est légale et/ou durable », affirme un rapport de l’institut londonien Chatham House de 2014. Même certaines entreprises éligibles au label FSC (Forest Stewardship Council), un certificat de durabilité reconnu dans le monde entier, ont été condamnées pour avoir vendu du bois sans documentation valable. L’association « Le commerce du bois », qui représente importateurs et négociants français, admet le problème : « Personne ne peut dire qu’il n’y a pas de bois illégal (…). Certains plans d’aménagement ne sont pas respectés, des pratiques ne sont pas conformes au code forestier des pays concernés », reconnaissait son délégué général Eric Boilley au micro de France Inter, en mai. Les immenses troncs aux tons rouges ou orangés, empilés dans les ports de La Rochelle ou du Havre, représentent une petite fortune. Le commerce illégal de bois génère environ 11 milliards de dollars par an, d’après Interpol. Quasiment autant que le marché de la drogue. Mais contrairement au trafic d’armes ou de stupéfiants, l’importation de bois exotique est autorisée – et fort peu contrôlée. En Suisse, il n’est obligatoire de déclarer l’origine des bois proposés à la vente que depuis 2010. Dans l’Union européenne, il a fallu attendre 2013 pour qu’une réglementation, la RBUE, oblige les importateurs à vérifier la provenance de leur marchandise. Et les contrôles tardent à se concrétiser.

Un bois couleur sang

Pendant ce temps, l’impunité fait des ravages dans les contrées les plus reculées du Brésil, du bassin du Congo ou de l’Indonésie. Etroitement mêlé aux conflits agraires et aux mafias locales, le trafic de bois illégal prend la couleur du sang. Dans l’Etat brésilien du Maranhão, la tribu amazonienne des Ka’apor a expulsé elle-même
les trafiquants de bois qui envahissaient ses terres depuis des années. Mais en avril, l’un de ses leaders a été tué dans une embuscade. « Nous recevons des menaces de mort
en permanence. (…) Ils disent qu’on ferait mieux de leur laisser notre bois sinon d’autres personnes vont mourir », a déclaré un leader Ka’apor à l’ONG Survival International. Dans les locaux de Greenpeace à Manaus, une femme aux cheveux blancs sourit à la ronde depuis une photo punaisée au mur. C’est la religieuse américaine Dorothy Mae Stang, infatigable défenseur de la forêt amazonienne et des petits agriculteurs. Elle a été assassinée en février 2005. Un grand exploitant de la région a été condamné à trente ans de prison pour avoir commandité le crime. Le bois tropical illégal est également dévastateur pour les écosystèmes. Dans l’Etat amazonien de l’Acre, de part et d’autre de la route qui mène vers le Pérou, des souches calcinées et quelques bûches abandonnées sur le sol témoignent que l’endroit fut une forêt il n’y a pas si longtemps. Les vallons sont désormais couverts de pâturages et les arbres relégués au fond du paysage, sur la ligne d’horizon. En même temps que sa forêt, la région a perdu une précieuse source de précipitations… et émis une quantité incalculable de CO2. La déforestation, qui décime chaque année la surface de l’Angleterre (130 000 km2), est à l’origine de 20 % des émissions de gaz à effet de serre de la planète.

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Un ipé, dans la région de Rio de Janeiro, au Brésil. Aussi appelé «bois de fer» pour sa densité et sa dureté, l’ipé est l’un des bois tropicaux les plus recherchés. En Amazonie, il est victime de coupes illégales puis reçoit de faux certificats qui lui permettent d’être vendu sur les marchés occidentaux.

Les bois européens, une alternative pour le consommateur responsable

Alors que faire au moment d’acheter un salon de jardin, un lit en bois massif ou des lattes pour une future terrasse ? Réponse : privilégier les bois européens – et même ouest européens, car la fraude est également courante en Russie et dans les pays Baltes. Pour les parquets et le mobilier intérieur, le chêne, le pin ou le châtaignier remplacent avantageusement les bois exotiques. Pour l’extérieur, les paysagistes écologiques conseillent le robinier (faux-acacia), très dense et imputrescible. Il n’a pas les couleurs chaleureuses de l’ipé ou du jatoba, mais il résiste comme eux aux intempéries et aux  champignons durant des décennies. Le prix est similaire, le transport moins polluant… Pour le consommateur responsable, l’heure est venue de refaire appel aux bûcherons de nos régions.

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