Les racines et les ailes de la modernité
L’Allemagne célèbre les 100 ans du Bauhaus. L’épicentre du jubilé se trouve à Dessau, où ce courant majeur s’est épanoui. Visite guidée.
Dès la sortie de la gare centrale de Dessau, la Bauhausstrasse vous guide vers les lieux. De part et d’autre du ruban de bitume, des bâtiments cubiques encadrent le chemin du visiteur. Dans le prolongement d’une place pavée, le bâtiment-fondateur barre l’horizon, juché sur des pilotis de béton, par-dessus la rue qu’il enjambe. C’est là que Walter Gropius a érigé le « laboratoire du moderne », un bâtiment de verre et de fer, temple de l’interdisciplinarité, conçu pour favoriser en son sein la circulation des idées et l’ouverture au monde. Vu du ciel, le bâtiment gris-blanc forme un point d’interrogation. Né sur les cendres de la Grande Guerre, le mouvement du Bauhaus entreprend précisément de questionner. En s’attaquant aux fondations de l’existence : « La construction, c’est l’organisation des fonctions vitales » était le leitmotiv de son démiurge Walter Gropius.
L’architecte-urbaniste rédige en avril 1919 le manifeste du Bauhaus à Weimar afin de faire tomber « le mur d’orgueil entre les artisans et les artistes ». En conflit avec les conservateurs qui ont pris la mairie, le voilà bientôt sommé de s’exiler. Dessau, ville prospère et industrielle, fera désormais office d’incubateur à idées. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l’impulsion de son despote éclairé, la région était déjà à la pointe des Lumières. Le comte Léopold III importe sur le continent le premier jardin anglais, qu’il fait éclore en sa propriété de Wörlitz, où siègent de nombreux bâtiments néo-classiques. Un détour conseillé après avoir visité Dessau, ville de naissance du philosophe Mendelssohn et du compositeur Kurt Weill.
Mouvements multifonctionnels
À quelques encablures de l’Elbe, qui étire un méandre non loin de là, le bureau de Gropius, à l’étage du bâtiment du Bauhaus, compose un assemblage de formes géométriques et de lignes claires sur un sol synthétique. Le guide brandit la fameuse chaise Cantilever de Marcel Breuer à la simplicité épurée, « résultat d’un travail de recherche de six longues années ». Les couloirs du bâtiment, éclairés par des parois vitrées, connectent la bibliothèque à l’atelier d’art plastique, l’école d’art à l’atelier publicité et marketing.
Au rez-de-chaussée, seule une porte coulissante sépare le restaurant de la scène de théâtre, prototype d’un bâtiment et d’un mouvement qui se veulent multifonctionnels. Au plafond, les lampes de Max Krajewski assument le statut de dernières pièces originales du lieu inauguré en 1926. L’école d’un art considéré comme dégénéré par les nazis sera fermée d’office en 1932. Avant que le régime communiste de la RDA la laisse tomber en décrépitude. L’ensemble, patiemment et fidèlement reconstruit, rejoindra le patrimoine mondial de l’Unesco en 1996.
Le ‘ laboratoire du moderne ’ s’est imposé comme le temple de l’interdisciplinarité. Vu du ciel, le bâtiment blanc forme un point d’interrogation.
Zeitgeist traversant les époques
À l’étage de la maison des Ateliers, une porte s’ouvre sur une chambre d’étudiant de l’époque. Un gramophone sur la table, un lavabo à l’ancienne et une valise en cuir : il est possible d’y passer la nuit. À l’époque, les femmes en voie d’émancipation, en pantalon et cheveux courts, ne font plus seulement fonction de modèles ou de muses. L’intérieur est spartiate mais permet de s’immerger dans un lieu unique où les objets du quotidien ne doivent plus représenter mais servir. L’idée a fait florès : les vitrines d’intérieurs aux lumières automatiques dans les pende-ries en passant par le fauteuil transformable en chaise longue sont les symboles d’un « Zeitgeist » qui a traversé les époques. Au carrefour des influences de Le Corbusier et Mondrian, de l’expressionnisme et du fonctionnalisme, le Bauhaus projette son ombre portée jusqu’à nous.
Who’s who de l’art moderne
Une sensation qu’on retrouve lors de la visite des maisons de maître et leurs cuisines intégrées toujours contemporaines. Au bout de l’allée Gropius, il faut tourner à gauche pour apercevoir dans la pinède l’alignement des « trois perles d’un collier ». Dans ces maisons a vécu un véritable « who’s who » de l’art moderne. Laszlo Moholy-Nagy, Lyonel Feininger et ses peintures cristal-lines, Georg Muche, Oskar Schlemmer, Ludwig Mies van der Rohe, Hannes Meyer et Paul Klee ont cohabité là. Le guide raconte les disputes de voisinage entre Gropius et Kandinsky qui tenait à accrocher aux murs du salon sa vieille horloge russe et son tableau du douanier Rousseau, contre les prescriptions du maître résolument hostile aux objets de décoration. Une photo montre le pionnier de l’art abstrait avec son épouse Nina dans leur salle à manger, assis à une table ronde encerclée par des murs noirs.
L’utopie de l’art total
Pour mettre en valeur cet héritage, 49 000 objets du Bauhaus formeront la base de la collection du musée portant le nom du mouvement, dont l’inauguration est programmée en septembre 2019. Après Berlin, Dessau aura également son exposition permanente, sur 1500 m²**. Ce sera le point d’orgue d’une année riche en hommages déclinés sous toutes les facettes du Bauhaus, d’un festival de danse à un congrès d’architecture. Pour que l’utopie de l’art total, officiellement dissous en 1930, continue de diffuser son influence au XXIe siècle.
** Information pratique : Visite du bâtiment Bauhaus en anglais chaque vendredi à midi de mai à octobre. Programme sur le site https://www.bauhaus-dessau.de
Focus
Le chef-d’œuvre de Hannes Meyer
C’est la dernière promotion, une consécration posthume. En 2017, l’Unesco a intégré deux sites dans sa liste du patrimoine mondial à la rubrique Bauhaus. À Bernau, l’école fédérale de la Confé-dération syndicale allemande*, et à Dessau, des logements collectifs. Ces deux sites ont été conçus entre 1928 et 1930 par l’architecte suisse Hannes Meyer (1889-1954), successeur de Walter Gropius à la tête de la célèbre école d’art et de design. Le Bâlois est l’un des architectes ayant poussé le plus loin la conception « scientifique » de son métier. Pour ce marxiste, l’architecture n’était pas un art, mais une « opération rationnelle au service du peuple ». Limogé pour sa radicalité, il ira jusqu’au bout de ses idées en s’exilant à Moscou, dont il reviendra déçu par l’enflure architecturale stalinienne. Le contraire de sa réalisation majeure sur le sol allemand, à Bernau, au nord de la capitale. L’enfilade judicieuse de bâtiments inaugurée en 1930 qui a retrouvé, grâce à l’engagement de bénévoles suisses et allemands, son aspect d’origine. Une ode à la lumière en symbiose avec la nature environnante.
* Renseignements pratiques http://www.bauhaus-denkmal-bernau.de/