Lee Miller dans la baignoire d’Hitler

La photographe intrépide a connu Man Ray, Picasso et fait découvrir au monde les horreurs des camps de concentration. Parcours d’une muse qui termina sa vie hantée par les images de la cruauté humaine.

La photo montre une jeune femme en train de se frotter le dos dans une baignoire. Une image banale qui pourrait accompagner la campagne publicitaire d’un nouveau soin de beauté. N’étaient la paire de grosses bottes posée devant le bassin qui vient saper le glamour de la pose. Et le portrait d’Hitler, appuyé juste à côté du porte-savon, qui observe la baigneuse avec une certaine sévérité.

La photo a été prise par David Sherman du magazine Life dans l’appartement qu’occupait le dictateur nazi à Munich. Nous sommes en mai 1945 et le Führer vient de se suicider dans son bunker de Berlin. La femme qui se lave s’appelle Lee Miller. Elle est correspondante de guerre pour Vogue et l’armée américaine. Elle est née à New York en 1907. Elle a 38 ans.

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(Lee Miller Archives)
Lee Miller

Muse surréaliste

Comment s’est-elle retrouvée dans la salle de bains du plus grand génocidaire de l’histoire ? Par la photographie qu’elle apprend auprès de Man Ray, à Paris, en 1929. Il a dix-sept ans de plus qu’elle. Pour l’artiste-phare du surréalisme, Lee Miller est à la fois muse, maîtresse et assistante. L’année suivante, la photographe ouvre son propre studio où elle produit des photos de mode. Elle fréquente le cercle surréaliste formé de Paul Eluard, Pablo Picasso et Jean Cocteau qui lui donne le rôle de la statue dans son film Le sang d’un poète. « La photographie est le métier idéal pour une femme, racontait-elle dans une interview en 1932. Pour moi, elles ont plus de chance de réussir dans cette profession que les hommes. Elles sont plus rapides, s’adaptent plus facilement et possèdent cette forme d’intuition qui fait qu’elles appréhendent les personnalités mieux que les hommes. »

Son physique très avantageux affole et rend fou de jalousie Man Ray qu’elle quitte en 1932 pour retourner à New York où Lee Miller se marie avec un riche homme d’affaires égyptien qui l’emmène vivre au Caire. Elle transporte son objectif dans les paysages du désert, mais s’ennuie. Elle s’échappe pour rejoindre la France où elle retrouve Picasso qu’elle photographie en Minotaure et qui, en retour, fera d’elle plusieurs portraits. Elle succombe bientôt à l’écrivain surréaliste Roland Penrose qui la poursuit de ses ardeurs depuis deux ans. Le couple part vivre à Londres, où, dès 1940 et les débuts de la guerre, la photographe travaille aussi bien pour l’armée américaine que pour le mensuel Vogue. Elle rejoint le front pour documenter la vie des soldats, notamment ceux de la 83e division qu’elle accompagne depuis le Débarquement jusqu’à la libération de Paris. En avril 1945, elle figure parmi les photographes qui découvrent les camps de Buchenwald et de Dachau et fait connaître au monde l’horreur de la Shoah. Un mois plus tard, elle emménage quelques jours avec David Sherman au 16 Prinzregentenplatz où est prise la fameuse photo du bain. Elle posera aussi dans le lit d’Hitler et dans celui d’Eva Braun.

Retour de l’enfer

Ce voyage en enfer la hante. De retour en Angleterre, elle retrouve son mari, mais souffre de dépression post-traumatique qu’elle soigne à coup d’alcool et de médicaments. En 1947, le couple s’installe dans une ferme du Sussex où il reçoit ses amis d’avant-guerre : Picasso, Henry Moore, Jean Dubuffet, Dorothea Tanning et son mari Max Ernst, ainsi que Man Ray avec qui Lee Miller s’est réconciliée. Elle donne bientôt naissance à Antony, son unique enfant. Les images des camps de concentration continuent de l’obséder et de la dévorer. Elle délaisse petit à petit la chambre noire pour la cuisine où elle se découvre une passion pour les bonnes vieilles recettes familiales. Elle retourne occasionnellement à la photographie pour illustrer les biographies que Roland Penrose consacre à Picasso ou Antoni Tapies et publie encore dans Vogue, mais de manière très sporadique.

Égérie de la mode

Lee Miller s’éteint en 1977 dans une certaine indifférence. C’est son fils qui va désormais cultiver sa mémoire grâce aux soixante mille photographies, négatifs et documents conservés dans la ferme familiale. Et faire connaître l’œuvre de sa mère à travers plusieurs ouvrages. Lee Miller est finalement reconnue à partir des années 90. Mais ce sont les années 2000 qui vont durablement l’installer dans l’histoire avec des biographies, des expositions, une comédie musicale et un film sur sa vie, avec Kate Winslet dans le rôle de la photographe intrépide. Juste retour des choses, celle qui démarra sa carrière dans la mode servira également d’inspiration à des créateurs tels que Frida Giannini pour la collection automne-hiver 2007-2008 de Gucci, à Sonia Rykiel en 2012 pour sa collection inspirée du surréalisme, notamment de la photographie de la bouche de Lee Miller prise par Man Ray, ou encore à Sarah Burton en 2014, alors directrice artistique d’Alexander McQueen.

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