Interview de Paolo Bernasconi

Le grand public et la clientèle des banques ne sont pas au courant de tout.

Paolo Bernasconi, Ancien procureur, professeur de droit et avocat, Lugano

1. Pensez-vous que la Suisse puisse, pour quelque catégorie de personnes ou d’entreprises que ce soit, être qualifiée de paradis fiscal ?

Pour les contribuables suisses, on ne parle pas du tout de paradis fiscal. Certains prononcent même le mot d’enfer fiscal, notamment dans certains cantons à fiscalité très haute. D’autres, plus objectivement, peuvent aller jusqu’à citer le mot de purgatoire fiscal. En effet, dans plusieurs cantons, l’imposition sur le revenu pour les personnes, soit les citoyens suisses ou les citoyens étrangers résidant en Suisse et donc soumis à la souveraineté fiscale suisse, peut atteindre ou même dépasser les 40 %, en tenant compte des impôts dus à la Confédération, au canton et à la commune de résidence. Pour les personnes morales avec siège en Suisse, l’impôt sur le revenu se situe autour de 25 %, compte tenu des différences dues aux cantons et aux communes. Il faut y ajouter une imposition très élevée, parfois jusqu’à 60 %, de la distribution des dividendes de sociétés commerciales.

2. Estimez-vous que d’autres pays répondent à cette qualification et, le cas échéant, lesquels, pour quelles catégories de contribuables ?

Ce n’est que pour certaines catégories de contribuables qu’on peut parler de paradis fiscal : il s’agit des citoyens étrangers résidant en Suisse et qui n’exercent pas d’activité professionnelle dans notre pays, lesquels bénéficient d’une imposition basée sur les dépenses (imposition forfaitaire); les sociétés holdings et les sociétés d’administration qui n’exercent pas d’activité sur le territoire suisse bénéficient elles aussi d’un régime fiscal privilégié, qui fait actuellement l’objet d’une négociation assez serrée avec le Comité fiscal de l’OCDE

Dans les listes, dressées par l’OCDE, de pays garantissant un système fiscal défini comme « préjudiciable », on ne trouve pas seulement la Suisse, mais toute une série d’autres nations : mis à part les principautés européennes, il faut y ajouter aussi, par exemple, quelques Etats américains, comme le Delaware, le Wyoming, le Nevada, etc. Encore pire : ils sont toujours nombreux, les pays du monde qui garantissent aux citoyens étrangers l’absence d’impôt ou une taxation fiscale symbolique. Il est intéressant de constater qu’à l’égard de ces contrées, ni l’OCDE, ni l’Union européenne, ni les Etats-Unis n’ont jamais pris aucune mesure.

3. Y a-t-il une concurrence fiscale internationale déloyale ?

Dans le langage diplomatique de l’OCDE et de l’Union européenne, on n’utilise pas le terme de concurrence déloyale. On préfère parler de « système fiscal préjudiciable ». En réalité, aujourd’hui encore, et notamment dans cette période d’endette-ment des Etats, on constate une tendance au protectionnisme, même en matière fiscale, qui va à l’encontre des efforts d’harmonisation fiscale mis en place par les organisations internationales comme l’OCDE et l’Union européenne.

4. La fraude fiscale peut-elle objectivement être combattue au niveau planétaire ?

Je travaille dans le secteur depuis presque cinquante ans : pendant des décennies, les gouvernements et les administrations fiscales ont prôné la lutte contre la concurrence fiscale et contre l’évasion fiscale. Ce n’était que de la comédie. En réalité, même les gouvernements n’y croyaient pas. Au plus tard à partir du sommet des G20 du 2 avril 2009 à Londres, la déclaration de guerre totale contre l’évasion fiscale a néanmoins fini de représenter un tigre de papier : les administrations fiscales ont amélioré énormément leur capacité d’investigation, notamment grâce à l’utilisation de l’informatique; elles ont obtenu de la part des gouvernements les moyens et les pouvoirs d’investigation nécessaires. Elles ont commencé à mettre en œuvre et à renforcer les moyens de procédure qui existaient depuis des années et qui étaient devenu obsolètes. En pratique, on applique, notamment à l’égard des banques et des autres intermédiaires financiers, l’inculpation au titre de concours ou de participation à la réalisation des infractions fiscales commises par les contribuables des différents pays. Le fisc américain a donné des exemples qui ont trouvé des imitateurs très efficaces, notamment en Allemagne, en France et en Italie. La nouveauté de ces années est représentée précisément par le fait que la lutte planétaire contre l’évasion fiscale permet d’obtenir des résultats formidables sur le plan des recettes et même sur celui de l’encaissement des dettes fiscales.

5. Que devrait faire la Suisse pour gommer cette image erronée de paradis fiscal ?

Le système bancaire et financier suisse est dans le collimateur, et ce au moins depuis le déclenchement de l’affaire UBS menée par l’IRS américain : les procédures pénales-fis-cales se multiplient, notamment en Allemagne, en France et en Italie. Elles sont toutes entamées contre des intermédiaires financiers basés en Suisse, qui sont accusés d’avoir facilité l’évasion fiscale de la part de contribuables hors de Suisse. A partir du G20 d’avril 2009, le système juridique suisse a été totalement bouleversé : le Parlement suisse a ratifié des conventions de double imposition avec des clauses pour l’échange de renseignements très amples, allant jusqu’à la soustraction fiscale, avec une quarantaine de pays. Les Chambres avaient déjà ratifié le Traité de Schengen (en décembre 2004), avec des normes qui facilitaient la coopération internationale en matière fiscale, l’Accord avec l’Union européenne contre la fraude fiscale et l’Accord sur l’impôt à la source. L’année prochaine, le Parlement suisse va codifier dans le droit international la recommandation adoptée le 16 février 2012 par le Groupe d’action financière (GAFI), agence spécialisée antiblanchiment de l’OCDE, qui prévoit la possibilité de punir le blanchiment d’avoirs patrimoniaux qui ont fait l’objet d’infractions fiscales graves. Toutes les autorités étrangères bénéficient largement de ces nouvelles possibilités d’enquête prévues par le droit suisse et par les accords internationaux ratifiés par la Suisse. Le grand public et même leur clientèle n’en sont pas au courant. Je me rappelle avoir tenu une conférence à l’ambassade de Suisse à Paris, il y a quelques semaines, devant une cinquantaine d’opérateurs juridiques et fiscaux, dans une ambiance qu’on peut décrire comme d’hostilité courtoise, qui s’est partiellement adoucie au fur et à mesure que j’étais à même d’expliquer les progrès importants accomplis dans le droit suisse et par les autorités helvétiques dans la direction souhaitée par l’OCDE et par la communauté internationale.

6. Si vous étiez une personne extrêmement riche, chercheriez-vous à optimiser votre situation fiscale ?
Et comment le feriez-vous ?

Aux entreprises et aux contribuables, riches ou moins riches, nous recommandons de bien identifier leur risque fiscal et de le minimiser. Pour l’annuler, il faut tout simplement faire face aux obligations légales. Bien évidemment, les grandes entreprises à caractère multinational, ainsi que les familles qui peuvent démontrer une capacité effective de résidence dans différents pays, peuvent essayer de tricher avec le fisc. Le risque de finir dans le collimateur de l’autorité fiscale et de l’autorité pénale augmente progressivement. Dans les juridictions qui, actuellement, seraient encore disponibles pour assurer les privilèges fiscaux, on s’expose à des dommages d’autre nature, qui sont liés à leur insécurité juridique.

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