Demain dans votre assiette

L’industrie agroalimentaire et le changement climatique ont bouleversé notre manière de manger. Au risque de mettre notre santé en danger. Agriculteurs, chefs et professeurs culinaires
tirent la sonnette d’alarme et proposent des solutions pour éviter un désastre annoncé.

Quand on demandait aux scientifiques, dans les années 60, de quoi seraient constitués les repas des années 2000, tous prophétisaient que nous avalerions des pilules à longueur de journée, que nous mangerions et boirions du pain et du vin lyophilisés. Soixante ans plus tard, rien de tout cela ne s’est produit, mais plusieurs révolutions se sont bel et bien imposées : l’envahissement des produits alimentaires industriels dans nos placards et réfrigérateurs ; le réchauffement climatique ; l’appauvrissement des sols tandis que la population mondiale ne cesse de croître. Ainsi, si à notre tour nous nous demandons ce que nous mangerons dans vingt ou trente ans, ou comment nous produirons ce que nous mangerons, les réponses sont multiples. Mais rares sont les spécialistes continuant de miser sur les pilules et le lyophilisé…

Terres menacées

C’est une certitude : si les méthodes agricoles ne changent pas radicalement, au rythme où nous exploitons les sols, dans soixante ans, les terres arables auront totalement disparu. Autrement dit, on ne pourra tout simplement plus rien cultiver. Heureusement, de nouvelles pratiques apparaissent et commencent à faire des émules. On pense notamment à l’agriculture régénérative dont l’un des principes clés réside dans le fait de diversifier les plantations sur une même terre. Toute la biodiversité renaît alors, et les récoltes repartent de plus belle, avec des promesses de meilleure qualité nutritive.

En Suisse, Stéphane Deytard est l’un des pionniers de cette nouvelle façon de faire. Dans sa ferme située près d’Yverdon, cet agriculteur s’est d’abord converti au bio il y a une quinzaine d’années. « Au début j’ai pensé que le bio était ce qui se faisait de mieux, mais en fait non, c’est un cahier des charges pour répondre à une injonction, le refus de la chimie, ce qui est très bien, mais moi, ce n’était pas suffisant. L’agriculture régénérative apporte davantage de solutions concrètes. » La définition qu’il en donne ? « C’est un concept d’agriculture qui régénère les sols, sans utiliser ni d’engrais ni de fumier, mais en recourant à l’autofertilité. Je laboure moins, je travaille moins le sol et les cultures sont plus résilientes. Au contraire du bio qui n’empêche pas d’abîmer les sols. »

Riz suisse

Il a fallu un an à l’agriculteur vaudois pour acquérir les bases de cette manière inédite de produire des céréales. Son apprentissage est d’ailleurs toujours en cours pour celui qui milite au sein de l’association Suisse Régénérative et cultive du maïs, du tournesol, du colza, des lentilles et du soja. « On ne peut pas tout révolutionner du jour au lendemain, mais il est possible de changer les choses et de trouver des solutions. Ce qui est très pratique, c’est qu’on peut avoir plusieurs cultures en même temps, et récolter tout d’un coup, dans le même champ. Je gagne du temps et la biodiversité effectue son travail. J’ai moins de maladies, plus de symbiose et de rendement ensemble qu’avec des cultures séparées. Si un accident climatique survient, une des trois cultures s’en sortira toujours mieux que les deux autres. Elle va tirer profit de la cohabitation. C’est beaucoup moins risqué que la monoculture. On apprend aussi à s’adapter selon les régions et la qualité des sols. »

Ils ne sont aujourd’hui qu’une dizaine d’agriculteurs en Suisse romande à avoir rejoint le mouvement, mais celui-ci s’amplifie. Les adeptes sont plus nombreux en Suisse alémanique, grâce à l’influence de la proximité avec l’Allemagne et l’Autriche qui pratiquent davantage cette nouvelle technique agricole que la France, notamment. « Ça prend du temps, mais je sais que ça va se développer », conclut Stéphane Deytard.

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(P. Bieri)
Au bord du canal de la Broye, les frères Léandre et Maxime Guillod parviennent à cultiver du riz.

Dans notre pays comme ailleurs, le changement climatique impose, en effet, de revoir bien des choses. La vigne est déjà touchée, mais pas seulement. Maître d’enseignement des arts culinaires et de service en restauration à l’École hôtelière de Lausanne (EHL), le chef Cyrille Lecossois s’inquiète par exemple de la culture des abricots en Valais, si les épisodes climatiques sévères, notamment le gel ou de très fortes pluies, se multiplient. À l’inverse, il souligne que certains se mettent à produire des agrumes vers Montreux. Au bord du canal de la Broye reliant les lacs de Morat et de Neuchâtel, les frères Léandre et Maxime Guillod cultivent du riz, « une nouvelle culture que nous tentons d’établir au nord des Alpes. Le changement climatique nous force, nous producteurs, à trouver les matières premières qui seront adaptées aux conditions de demain. » Dans les années 60, qui eût cru que l’on pourrait manger des citrons ou du riz « Made in Switzerland » ?

L’industrie avance

Bien sûr, des scénarios qui semblent plus proches de la science-fiction que de la science continuent de se multiplier dès qu’on parle des aliments du futur. À ce sujet, Nestlé accélère depuis plusieurs années, la cadence de ses recherches. En 2019, le géant suisse de l’agroalimentaire a ainsi racheté Persona, une startup née à Washington en 2017 qui vend des packs journaliers de vitamines, sur mesure et sur abonnement. Disponible presque partout en Europe, l’entreprise vous confectionne votre cocktail de protéines, adapté à vos besoins. Nestlé s’intéresse aussi au marché des substituts végétaux à la viande à travers les burgers et la marque Garden Gourmet, ainsi qu’à celui de la viande cellulaire, en partenariat avec l’entreprise israélienne Future Meat Technologies.

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(DR)
La viande fabriquée en laboratoire. Pour certains, ce type d’alimentation transformée n’est vraiment pas l’avenir.

Bombe à retardement

Cette fameuse viande issue de cellules, fabriquée en laboratoire, va-t-elle prochainement prendre place dans nos assiettes ? Cyrille Lecossois se montre sceptique : « Migros aussi investit dans ce type de produit, mais ça coûte cher. Je ne suis pas du tout sûr que ce soit si rentable que cela. » Quand on aborde le sujet, le chef et professeur s’agace : « Ce n’est pas ça le problème ! Arrêtons les bêtises tout de suite, on nous fait manger tout et n’importe quoi, surtout des produits transformés par les lobbys agroalimentaires. Je le dis à mes étudiants, l’alimentation ultra-transformée n’est pas l’avenir. Quand on voit ce qu’on nous propose, l’évolution vers laquelle nous allons, la superfood (aliments d’origine naturelle qui contiennent des quantités élevées de nutriment, ndlr), les plats transformés, les préparations à base de vitamines… Ce sont des bombes à retardement pour notre santé. Si Dame Nature a conçu un produit comme il existe, ce n’est pas le fruit du hasard. »

Alors, pour l’avenir, plutôt que de s’en remettre à la science, Cyrille Lecossois s’en remet au bon sens. « Rétablissons les saisons et mangeons en fonction de ces dernières. Consommons moins de viande, mais mieux, réhabilitons les morceaux du bœuf que nous délaissons. Revenons-en aux légumineuses, tournons-nous vers les hamburgers végétaux, les currys, les dals. Ou vers un produit comme le tempeh, un aliment traditionnel à base de soja fermenté, originaire d’Indonésie. Une startup suisse le distribue et c’est très bon. Il faut surtout moins manger de sucre, qui est totalement addictif et rend les gens malades. Ils en mettent même dans les saucissons industriels ! À l’avenir, mangez mieux et je vous le promets, votre corps vous dira merci. »

Apprendre le goût

Une autre figure du bien-manger suisse prône peu ou prou les mêmes valeurs. Sur scène dans ses one-man-shows comme à la Radio Suisse Romande, Philippe Ligron, historien culinaire, maître en enseignement professionnel, ancien professeur de cuisine à l’EHL veut éradiquer nos mauvaises habitudes alimentaires. Lui aussi pense qu’à l’avenir, nul besoin de s’en remettre à l’industrie ou aux chercheurs œuvrant dans les laboratoires. Et qu’il faut arrêter de manger comme nous le faisons. « Sinon, on va droit dans le mur, prévient-il. On est de plus en plus malades de mal manger. Le budget familial consacré à l’alimentation baisse sans cesse et pendant ce temps, les dépenses de santé liées aux maladies dues à l’alimentation – le diabète, les pathologies cardio-vasculaires, l’obésité – explosent. Ce sujet m’obsède, on ne peut pas continuer comme ça. » À ses yeux, il s’agit d’abord d’un problème d’éducation. « Il faut commencer par remettre des cours de cuisine à l’école. Ça peut sembler un peu cher sur le papier, mais investir dans l’éducation au goût, c’est la vraie solution. » Un sujet dont il parle beaucoup dans ces spectacles.

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(ary pranggawan)
Les experts en nutrition préconisent le retour à une cuisine qui favorise les légumineuses. Comme le tempeh, un aliment indonésien traditionnel à base de soja fermenté.

Au fait, quid de la viande cellulaire, par exemple ? « Quel est l’intérêt d’en manger ? Je pense qu’il faut surtout consommer moins de viande, mais de meilleure qualité et surtout de la viande locale. Pourquoi aller la chercher en Uruguay ? Il faut remettre au goût du jour les bas morceaux, car on peut tout, ou presque tout, manger dans l’animal. Les gens veulent absolument des filets de bœuf, mais ça n’a aucun sens. Il faut réapprendre à cuisiner soi-même des plats mijotés, à revenir vers les abats, c’est ça l’alimentation de demain. Je ne crois pas à la viande de synthèse. Il faut aussi lutter contre la puissance des groupes agroalimentaires et des produits, mauvais pour la santé, qu’ils nous proposent et nous imposent. Les marques vendent du rêve, c’est en réalité un tsunami industriel qui nous fait beaucoup de mal, dans le vrai sens du terme. Or pour moi, bien faire à manger, cuisiner, c’est un acte d’amour. C’est vers cela qu’il faut aller à l’avenir. » ■