À l’ère du complot
Comment se fait-il qu’une vérité admise par tous devienne brusquement suspecte ? Par quel mécanisme une partie de la population pense-t-elle sincèrement que la Terre est plate ou que les attentats du 11 septembre 2001 ont été coordonnés par le Gouvernement américain ?
En Suisse, une étude de 2018 montrait qu’un adulte sur trois nourrissait des penchants pour les thèses conspirationnistes. Si la pandémie de coronavirus n’a pas renforcé cette tendance, elle pourrait avoir entraîné une radicalisation de ceux qui adhéraient déjà aux théories du complot.
Reste à expliquer ce besoin de chercher un dessein caché, une trame machiavélique derrière tout ce qui advient, de deviner une main invisible à l’œuvre autour de chaque événement. Est-ce le déclin des grands récits ou la crise de confiance en les autorités politiques qui motivent cette quête de sens et de cohérence à tout prix ? Certains de nos contemporains ressentent-ils la nécessité d’inventer une vérité alternative, même si personne n’y croit vraiment, afin de réenchanter le désordre du monde ?
L’histoire montre que c’est surtout aux États-Unis, pays où l’État fédéral a toujours suscité la méfiance, que le terrain de la conspiration est particulièrement fertile. Lequel s’étend aujourd’hui à l’infini, élargi par les réseaux sociaux qui lui assurent une diffusion mondiale, difficilement contrôlable. Les progrès de l’intelligence artificielle, capable de produire des sons et des images aussi vraies que nature, n’augurent à cet égard rien de bon ; les infatigables algorithmes confèrent à ces thèses une puissance et une viralité inquiétantes.
La théorie du complot est un phénomène complexe, aux racines enchevêtrées. Chercher à l’analyser, c’est donc forcément en faire partie. C’est opposer une vérité à une autre, chaque camp s’arcboutant sur ses convictions profondes, bardé de ses preuves et de ses contradictions. Un vrai complot – car il en existe – va de pair avec la violence et la haine. En soupçonner, en dénoncer partout aboutit paradoxalement au même résultat. Il y a de quoi être effrayé, mais l’on ne saurait négliger la crainte d’être soi-même envahi par la force du doute, de dépasser la limite de l’esprit critique pour entrer en territoire complotiste.
Edito