L’utopie de la vie à plusieurs

En 1822, le Français Charles Fourier imagine une communauté ouvrière où le plaisir et le désir résisteraient à la misère engendrée par la société industrielle. Même si ce modèle collectif a ressurgi ces dernières années, son phalanstère restera un rêve.

Son potager, son vélo, sa voiture, sa terrasse et même ses livres qu’on offre en libre accès dans des biblio­thèques collectives dans le hall de son immeuble. Habiter en 2021, c’est accepter de partager presque tout, comme un moyen de soigner l’individualité, ce mal social du XXIe siècle. Avec ce retournement de situation paradoxal qui pousse les humains à vivre ensemble tout en prenant désormais leurs distances pour éviter de s’infecter. Rassembler sous un même toit, au sein d’une structure élaborée pour la collecti­vité : la belle idée n’est pas nou­velle. Elle remonte même au tout début du XIXe siècle, lorsque la Révolution industrielle transforme radicalement une Europe qui vit encore comme au Moyen Âge. Cer­tains intellectuels s’interrogent, cependant, sur les conséquences sociales de cet immense boulever­sement qui voit les campagnes se vider au profit des villes et où émerge la figure de l’ouvrier qui gagne mal sa vie dans les usines.

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© Houghton Library, Cambridge.
Le phalanstère, une cité modèle où 400 familles exploitent 1500 hectares de terre comme s’ils n’appartiennent qu’à une seule.

Rallumer les Lumières

La question préoccupe très tôt le Français Charles Fourier, fils d’un négociant aisé de Besançon, qui fera une petite carrière dans le commerce, métier qui le nourrit, mais qu’il déteste. Au point de poser les bases de sa réflexion sur une société que la communauté rendrait plus équitable dans l’Asso­ciation domestique et agricole, un texte publié en 1822.

Qu’est-ce qui pousse le marchand devenu philosophe à envisager cette vie à plusieurs, ce confinement de classe, pour lui, salutaire ? L’époque. Face à la misère humaine provoquée par l’industrialisation, il faut partout rallumer les Lumières. Les théories humanistes fleurissent. Les pen­seurs veulent rendre sa dignité à l’homme en observant les mouve­ments de la nature, en cherchant la vérité dans les progrès de la science. Fourier développe ainsi son principe de l’Attraction passionnée à partir de l’attraction universelle d’Isaac Newton. Pour lui, de la même manière que la lune est attirée par la terre, certaines personnes se fédèrent autour de certains élans. Le philosophe cherche ainsi à recons­truire la grande harmonie biologique du monde dans une société qu’il accuse de pervertir par le travail l’attirance naturelle qu’a l’être humain pour l’activité et la vertu.

Il va encore plus loin et met sa théorie en pratique. Fourier dresse ainsi les plans d’une « cité » idéale, où le travailleur n’est plus l’esclave de la machine, où la parité entre les sexes, l’éducation et l’entraide garantissent l’équilibre social et où l’agriculture, les arts et les sciences articulent un quotidien instruit. Il planifie les moindres détails : la répartition égale entre les hommes et les femmes, l’élaboration d’un système économique où chacun(e) est rémunéré(e) à sa juste valeur et jusqu’à l’organisation des loisirs de ce peuple qui aspire au bonheur. Car pour Fourier, le désir et le plai­sir sont les moteurs de tout : man­ger, s’aimer et travailler sans contrainte, assurant la réussite du projet. Célibataire endurci, il condamne aussi le carcan du mariage. Dans son projet, la sexua­lité sera libérée, notamment celle de femmes qui sont encouragées à multiplier les partenaires.

 

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© Musée Granvelle, Besançon
Portait de Charles Fourier par le peintre Jean Gigoux.

Le modèle architectural dont il va se servir est emprunté à la guerre. Quelle autre institution que l’armée est capable de regrouper et d’har­moniser la vie d’une population dans un espace limité ? Le phalanstère, nom que choisi Charles Fourier pour son projet, vient d’ailleurs du grec phalanx qui désigne une formation militaire rectangulaire. La commu­nauté qui l’habitera, le philosophe la baptise Phalange, renvoyant là encore à l’idée d’un corps d’élite.

Dans les faits, il s’agit d’un vaste terrain capable d’accueillir 400 familles qui s’adonnent à la culture des fruits et des fleurs principale­ment. Soit entre 1800 et 2000 per­sonnes qui logent dans un bâtiment central de 1200 mètres de long, le phalanstère proprement dit. Dans ce « palais » d’une surface de 4 km2, se trouvent les appartements privés des sociétaires, mais aussi des espaces publics (opéra, ateliers, cui­sines, théâtre), les kilomètres d’ar­cade et de galeries favorisant les rencontres entre les membres de la communauté. À l’extérieur, Fourier recrée l’Éden avec des jardins, des parterres, des pelouses ombragées et des chemins bordés de massifs fleuris. Victor Considérant, le plus fervent de ses disciples, comparera le phalanstère qui émerge de ce décor luxuriant à « une île marmo­réenne baignant dans un océan de verdure. C’est le séjour royal d’une population régénérée. »

Marx critique

Sauf que la population ne va pas adhérer. Ou plutôt Fourier ne trou­vera jamais le généreux mécène qui s’embarquera dans sa folle aventure. En 1833, trois ans avant sa mort, le philosophe décroche quand même 500 hectares en Seine-et-Oise gra­cieusement offerts par deux notables intéressés par ses idées. Mille cents personnes vont y travail­ler la terre et fabriquer des briques pendant un peu moins d’un an. Le froid et l’insalubrité des bâtiments pousseront les habitants à abandon­ner prématurément ce premier pha­lanstère.

Cela dit, le concept survivra à la dis­parition de son auteur. Le fourié­risme fait des émules jusqu’aux États-Unis, notamment au Texas où, en 1855, Jean-Baptiste André Godin, un ancien forgeron qui a fait fortune dans les poêles en fonte, décide d’investir une partie de sa fortune dans la colonie La Réunion. Le projet capote, mais l’industriel ne lâche pas pour autant l’affaire. Il applique les thèses de Fourier dans son usine de Guise, en France en 1880, mais sous un autre nom : le familistère.

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© DR
Karl Marx en 1874.

Si au niveau de la forme le principe est identique – construction d’un immense bâtiment central où se trouvent les logements, commerces où les produits sont vendus à prix coûtant, accent mis sur l’éducation des enfants – le fond n’est plus tout à fait le même. Dans le phalanstère, le travail de la communauté profi­tait à tous. Chez Godin, les ouvriers et leurs familles vivent ensemble, certes, mais autour de l’outil de production et au bénéfice d’un patron aux actions paternalistes. « À l’activité sociale, ils substituent leur propre ingéniosité ; aux condi­tions historiques de l’émancipation, des conditions fantaisistes ; à l’or­ganisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, une orga­nisation de la société fabriquée de toutes pièces par eux-mêmes. Pour eux, l’avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société », écrivaient en 1848 Karl Marx et Friedrich Engels dans leur Manifeste du Parti communiste, critiquant ce « socialisme utopique » à l’altruisme considéré comme hautement sus­pect. Même si les deux auteurs reconnaissent aux rares industriels qui l’appliquent d’avoir participé à éveiller l’ouvrier à sa condition en lui donnant les moyens de l’élever. Godin meurt en 1888. Le familistère de Guise va perdurer jusqu’à ce que l’esprit coopérateur de ses membres s’épuise, en 1968.

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© Creativ Commons
Le kibboutz Néot-Mordéhaï, situé en Haute Galilée. En Israël, 125'000 personnes vivent dans ce type de structure communautaire.

Le cas du kibboutz

L’usure du temps, a fait, en partie, que la plupart de ces grands élans communautaires ont rapidement périclité. Il faut beaucoup de volon­té pour réussir à maintenir ensemble sur la durée, et sans autoritarisme excessif, une population à l’hétéroclisme contraignant. Surtout lorsque l’utopie économique n’est pas au rendez-vous et que la colo­nie ne parvient pas à subvenir à ses besoins ni à ceux qui l’animent. Les communautés hippies des années 1960 tenteront de réveiller cette idée d’une vie meilleure à plusieurs. Elles feront toutes long feu.

Cela dit, un principe collectiviste va quand même réussir à faire ses preuves. En 1909, un groupe de migrants juifs venu d’Europe de l’Est s’implantait sur les rives du lac de Tibériade. Le premier kibboutz fera partout des émules en Israël. Il s’imposera même comme un modèle de société, une tradition encore vive. Même si le modèle essuie aujourd’hui les cri­tiques – on lui reproche notam­ment son embourgeoisement pro­gressif – il réunit 125’000 per­sonnes dans les 250 kibboutz éta­blis à travers le pays. ■

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