« Le pouvoir a peur de moi »

Anastasia Vasilieva est ophtalmologue à Moscou où elle dénonce la gestion calamiteuse de la pandémie du Covid-19 par les autorités sanitaires russes. Plusieurs fois arrêtée, elle continue pourtant son combat pour alerter l’opinion publique et fournir du matériel aux soignants. Interview.

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Anastasia Vasilieva

Au début de la pandémie du coronavirus en Russie, les médias étrangers vous ont décrit comme une lanceuse d’alerte…

Anastasia Vasilieva : Je n’ai pas pour ambition de devenir une lanceuse d’alerte. Pour moi, il est évident que si nous voulons lutter contre la pandémie, nous avons besoin de statistiques fiables, d’un mécanisme pour établir la vérité. Si le gouvernement n’a pas cette capacité, il nous faut prendre les choses en main. Nous observons une réalité tandis que le gouvernement en décrit une autre. C’est très grave. La santé de millions de gens en dépend. Donc, il faut apprendre au pouvoir à dire la vérité. Cela passe avant toute ambition politique.

À quel moment vous êtes-vous dressée contre le système ?

Quand on est médecin en Russie, on travaille dans des conditions difficiles pour un salaire misérable. En outre, on est confronté à une monstrueuse injustice : les retraités et les personnes modestes n’ont pas accès aux soins. Très souvent, ils sont contraints de verser des sommes au-dessus de leurs moyens pour recevoir un diagnostic. Résultat, nous ne respectons pas les fondements de la Constitution russe, qui garantit un accès pour tous à la santé. Pour moi, le déclic a été le licenciement abusif de ma mère (également médecin, ndlr) il y a deux ans. J’ai réalisé que nous étions face à un rouleau compresseur et qu’il était impératif de nous unir pour résister. J’ai alors créé le syndicat Alliance des docteurs, avec l’aide et les conseils d’Alexeï Navalny (leader de l’opposition russe, ndlr). Le 15 août, le syndicat a fêté ses 2 ans.

Pensez-vous que vos actions ont poussé les autorités à sortir de leur léthargie ?

Oui, nous avons une influence politique, notre lettre ouverte (dénonçant en mars le manque criminel de moyens de protection fournis au personnel soignant, ndlr) a fait grand bruit. Il faut se souvenir que c’était un vaste chaos et que le pouvoir ne prenait pas les mesures qui s’imposaient. Notre campagne a poussé les autorités de Moscou à faire des efforts dans la protection des personnels soignants et dans l’information du grand public. Grâce à nos actions, les médecins de plusieurs hôpitaux de Moscou ont reçu les sommes d’argent qui leur étaient promises. On a l’impression d’être à la maternelle face à un pouvoir désemparé et incompétent, qu’il nous faut éduquer.

À Moscou, les autorités ont peur de la pandémie et la mairie a les moyens financiers de lutter. Dans les grandes villes, des efforts ont été faits. Mais en province, c’est pire. Des régions sont absolument démunies, notamment de moyens de protection pour le personnel soignant, chez qui la mortalité est très élevée. Le rythme de contagion y reste très inquiétant. Pour les autorités, il est évident que ce qui comptait le plus était d’assurer une votation (pour la révision de la constitution le 1er juillet dernier, ndlr), c’est là que vont les financements, pas dans la lutte contre la pandémie.

Est-ce que la population comprend votre combat et ce que font les lanceurs d’alerte ?

Je pense que la majorité comprend notre situation, mais il existe une intense propagande contre les lanceurs d’alerte, qui nous oblige à mettre en place une contre-propagande.

Aviez-vous conscience des risques que vous preniez lorsque vous avez commencé à vous battre contre le système ?

Ce n’est pas important pour moi. Je n’ai pas peur des risques. Les attaques contre moi sont dues à une carence d’information. Le pouvoir a supprimé les plaintes déposées contre moi lorsqu’il s’est aperçu qu’elles ne reposaient sur rien. Le ministre de la Santé, qui me menaçait de poursuites judiciaires n’était même pas au courant de ce qui se passait sur le terrain. Le comité d’enquête a aussi entamé des poursuites. Aujourd’hui, tout a été abandonné, ils n’ont tout simplement aucun motif pour des poursuites judiciaires.

À l’heure actuelle, il nous est plus facile de distribuer des moyens de protection, nous ne sommes plus confrontés à l’obstruction des forces de l’ordre. Mais souvent, les médecins d’hôpitaux de province nous demandent de ne pas communiquer sur cette aide. Ils ont peur de faire ensuite l’objet de représailles. Nous accédons à leurs demandes, mais nous n’en parlons pas. Après tout, le principal, c’est que les médecins soient protégés.

Qu’est-ce qui est le plus difficile à supporter aujourd’hui ?

C’est la pression exercée sur nos collègues. Pour dissuader les médecins de rejoindre nos rangs. Par exemple, lorsqu’un responsable de la santé va trouver un collègue, l’emmène dans une pièce sombre et il lui tend des bouts des papiers où sont inscrites des phrases du type : « Ne vous syndiquez pas », « Ne rejoignez pas l’Alliance des docteurs ». Ils ont tellement peur d’être enregistrés ou filmés à leur insu… d’où ces mises en scène absurdes. Ce sont les mêmes méthodes qu’au début du XXe siècle. Cette usurpation de la liberté, et ce pouvoir qui ne veut rien lâcher, qui ne peut pas tolérer le moindre contre-pouvoir, la moindre organisation syndicale. Je ne prête pas attention aux attaques personnelles dont je fais l’objet dans les médias. Je n’y réagis pas et les attaques cessent d’elles-mêmes.

De nombreux opposants quittent la Russie. Craignez-vous un jour de vous confronter au choix de la prison ou de l’exil ?

J’ai songé dans le passé à partir à l’étranger, mais c’était avant de créer le syndicat. Aujourd’hui, je veux aider mon pays. Je comprends que les changements vont prendre beaucoup de temps, mais j’ai la volonté et la capacité de lutter, et je suis optimiste de nature. Je suis quelqu’un de fort et de déterminé. Je ne pense pas qu’on puisse me mettre en prison, car je n’enfreins pas la loi. Je sais que si l’on m’arrête, il y aura une très forte mobilisation des médecins. Politiquement parlant, ce ne serait vraiment pas un bon calcul pour le pouvoir.

Est-il possible de révéler des vérités inconfortables pour le pouvoir russe sans être aussitôt la cible d’attaques politiques ?

Quelqu’un comme Leonid Rochal (pédiatre très médiatique et loyal envers le pouvoir, ndlr) peut dire tout ce qu’il veut. Tout dépend de qui parle. Le pouvoir a peur de moi, peur que je gagne en popularité si je dis la vérité de manière forte.

Quelles sont les personnalités qui vous inspirent ?

Abraham Lincoln et parmi les décideurs actuels, Angela Merkel. J’ai une grande admiration pour le courage du docteur Li Wenliang, qui a fait un travail énorme.

En Russie, j’ai beaucoup de respect pour Boris Nemtsov (opposant assassiné en 2015, ndlr), un personnage extraordinaire. Sans oublier bien sûr Alexeï Navalny, un homme très intelligent, talentueux, déterminé et qui va au bout de ses idées. Parmi les gens qui sont au pouvoir en Russie aujourd’hui, il n’y a rigoureusement personne que j’admire.

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