Chez les jeunes, le travail n’est plus la santé
On les dit rétifs à l’emploi et plus intéressés par les questions sociales et environnementales des entreprises que par leur salaire. Une enquête de l’Institut Montaigne à Paris tend à prouver tout le contraire.
« De toute façon, les jeunes, ils veulent plus bosser aujourd’hui ! » Ou bien : « De mon temps, au moins, on connaissait la valeur du travail ! » Si vous êtes dans la zone du demi-siècle – allez, entre 40 et 70 ans – vous avez sans doute entendu la génération précédente se lamenter et lâcher ses clichés transgénérationnels. Peut-être, même si on ne vous le souhaite pas, êtes-vous les premiers à les reprendre à votre compte pour donner suite à un énième réveil trop tardif de votre progéniture. Rien de très original ici, hélas, pour Olivier Galland : « J’avais déjà fait des recherches historiques pour d’autres publications sur l’image des jeunes dans ‹ l’ancienne France ›. Eh oui : ils ont toujours été dénigrés, notamment dans les sociétés méditerranéennes où le principe de séniorité laisse penser que la compétence revient aux personnes plus âgées. Les jeunes doivent d’abord obéir, c’est toujours là. » Notre homme est sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS et coauteur, avec Yann Algand et Marc Lazar, d’une étude intitulée Les jeunes et le travail : aspirations et désillusions des 16-30 ans pour l’Institut Montaigne, un think tank de référence. Une recherche sérieuse et fouillée, nourrie par les témoignages de 6000 jeunes de tous profils (scolaires, étudiants, actifs précoces et avancés), et portée par un sens du détail délicat à retranscrire ici en peu de mots. Sachez cependant que ses 160 pages sont accessibles gratuitement sur le site institutmontaigne.org.
Devoir sacré
Il existe certes plusieurs jeunesses, mais l’étude a tout de même permis de faire émerger quelques grandes tendances. Dont la principale : il faut vraiment arrêter de s’en prendre à nos forces vives, et simplement accepter qu’elles ne voient pas le monde exactement comme les boomers. « Les jeunes qui seraient des feignants, bien sûr que c’est faux, reprend Olivier Galland. Mais ça ne veut pas dire pour autant qu’ils ont la même conception du travail que les générations plus anciennes. L’idée que le travail est un devoir sacré, imprescriptible, auquel il faut se conformer en toutes circonstances, quitte à empiéter sur la vie privée, ce n’est pas leur désir. Trouver un bon équilibre entre leurs vies personnelle et professionnelle est devenu très important. Cela tient également au fait que les jeunes femmes d’aujourd’hui sont actives, avec des aspirations élevées et un idéal égalitaire dans la vie de couple. ‹ Idéal › signifie que ce n’est pas encore tout à fait le cas, d’accord, mais l’idée que seuls les hommes apportent des revenus et qu’ils sont exemptés des tâches domestiques et de l’éducation des enfants n’a plus cours. »
Clé de la liberté
Sans surprise, le niveau de rémunération reste le critère le plus important pour les moins de 30 ans ; qui, sans surprise là non plus, aspirent à l’autonomie et à ne plus vivre chez leurs parents. Face à l’augmentation sidérante du coût de la vie et du logement dans la plupart des villes françaises, le salaire reste la clé de la liberté. « Je ne crois pas du tout à la théorie des ‹ Tanguy › qui restent indéfiniment chez leurs parents pour se laisser entretenir. Ça peut exister, mais c’est très minoritaire », affirme notre sociologue. Qui n’est pas étonné de voir que les préoccupations sociales et environnementales des entreprises restent en queue de priorités quand la jeunesse réfléchit à où aller travailler. « On avait déjà posé une question semblable dans une autre enquête, pour la même conclusion. Ça ne veut pas dire que les jeunes n’y sont pas sensibles, mais juste que ce n’est pas leur préoccupation principale pour le choix d’un travail. »
Un autre vieux cliché qui se répète, là encore : les jeunes seraient devenus trop tendres, trop sensibles comparé à la génération précédente. Nous préférons le dire comme ça : leur intelligence émotionnelle est plus grande, leur parole plus libre, et ils peuvent plus facilement parler de leurs ressentis sans que ça passe pour de la faiblesse.

Fuir le stress
Conséquence : le stress au travail, ou plutôt son absence, sont devenus essentiels à leurs yeux. « Certes dans le relationnel avec leurs collègues et leur hiérarchie, mais pour beaucoup d’entre eux, surtout dans le rapport avec le public, observe Olivier Galland. C’est très prégnant dans les métiers de services, notamment. Le public est devenu plus exigeant et revendicatif, parfois plus agressif, et ce stress-là est fortement ressenti par les jeunes. C’est lié à l’évolution historique du marché du travail. Les métiers de production sont en régression très sensible : la proportion d’ouvriers a été divisée par deux depuis la fin des années 80, pendant que s’accroissait celle des ‹ cols blancs ›. Ce sont de nouvelles craintes : les risques psychosociaux prennent le pas sur les risques physiques. »
Quelques petites surprises ici et là viennent cependant piquer notre curiosité. Notamment à propos du côté frondeur de la jeunesse française, peuple à la peu flatteuse réputation de râleur. La grande majorité des 16-30 ans se dit à 70% satisfaite de la qualité du management. Plus encore : ils sont très nombreux à se dire prêts à exécuter les ordres sans protester. 42% des interrogés disent ainsi obéir sans aucune restriction, alors que 48% le feront après avoir eu des explications, quand bien même ils ne seraient pas d’accord avec le bien-fondé de l’ordre. 10% de rebelles, c’est finalement assez peu. « Il semblerait que pour les jeunes, l’entreprise ne soit plus un lieu de contestation. Nous n’avons pas trouvé de lien statistique entre l’orientation politique radicale, à droite comme à gauche, et la frustration au travail. La radicalité politique est liée à d’autres aspects, plus identitaires. Pour les syndicats, c’est potentiellement assez inquiétant. »
Idées fausses
Aussi : les administrations et grands noms de l’entreprise ne sont absolument pas ringardisés. Ils font toujours office de valeur refuge pour la jeunesse, et Olivier Galland s’en montre ici moins surpris : « Parce qu’on a une vision un peu déformée de la jeunesse. Les médias, souvent, usent de ce prisme déformant qui consiste à se focaliser sur les jeunes qui s’expriment le plus. Et ce sont souvent les plus éduqués, une sorte d’élite scolaire qui est davantage contestataire. Une élite peut-être plus visible, mais qui ne représente qu’une petite partie des jeunes. Une autre partie, bien plus grande, demeure invisible et pas particulièrement réfractaire. »
Les jeunes ne sont pas devenus feignants, on le répète. Et surtout pas convertis en masse au phénomène du quiet quitting, traduit par démission silencieuse, qui regroupe la grève du zèle – en faire le minimum légal – et le fait de finir par démissionner sans fracas. Et qui reste sans doute une vue de l’esprit, en tout cas à grande échelle. « Ça fait partie du mythe durable de l’allergie au travail. En 1974, l’essayiste Jean Rousselet avait justement écrit un livre avec ce titre, L’allergie au travail. C’était faux à l’époque et ça l’est encore aujourd’hui », assure Olivier Galland. Un chiffre vient corroborer ses propos. Lorsqu’on leur propose l’hypothèse de ne plus avoir besoin de travailler pour subvenir à leurs besoins, 38,5% des interrogés affirment qu’ils continueraient à exercer leur métier actuel, et 40% qu’ils travailleraient toujours, mais en changeant de voie. Seuls 21,5% affirment qu’ils cesseraient toute activité professionnelle. « Le fait que près de 80% des jeunes actifs disent qu’ils continueraient à travailler, même sans nécessité financière, témoigne d’un attachement au travail qui dépasse la seule question du revenu », est-il écrit dans l’étude.
Choc du réel
La jeunesse porte un regard profondément investi sur le travail qui définit toujours, en grande partie, l’identité sociale d’une personne. Qui reste un élément structurant de la vie, sans être idéalisé non plus. Récemment, la série dystopique Severance (Apple TV+, deux saisons) racontait la vie de « dissociés », à savoir : des hommes et des femmes ordinaires qui ont eu recours à une intervention neurologique afin de ne garder aucun souvenir de leur vie professionnelle dans leur vie personnelle, et inversement. Une idée scénaristique géniale, mais fort peu réaliste : « Les jeunes ne veulent pas une dissociation, mais une réconciliation. Un travail qui n’obère pas la qualité de leur vie personnelle. Une bonne association plutôt qu’une dissociation », juge Olivier Galland. Qui parle encore de « choc du réel » pour expliquer le décalage entre les attentes des jeunes et la réalité. Un choc dans le travail, certes, mais ce choc-là n’est-il pas une sorte de passage obligé dans tous les domaines de la vie ? ■