Le salaire du bonheur
Si, au XXIe siècle, on exerce toujours un métier pour gagner sa vie, certains essaient désormais de faire en sorte que le travail ne vienne plus la gâcher.
Le Dr C., jeune généraliste carougeois, entame sa journée de travail à 9 heures, après avoir accompagné ses filles à l’école. La plupart du temps, il rentre déjeuner chez lui, et sa dernière consultation ne se termine que rarement après 17 heures, voire plus tôt s’il va chercher sa progéniture à la sortie des classes. Son confrère W., chirurgien à Lausanne, reçoit son dernier patient à minuit, dort trois ou quatre heures, puis opère un matin sur deux avant de reprendre ses consultations. Deux médecins d’âge comparable, deux styles de vie différents, mais surtout deux conceptions opposées du travail.

Sommeil limité
On le comprend aisément : quoique brillant praticien, le Genevois de notre exemple entend donner la priorité à sa famille. Le Dr W., célibataire, consacre au contraire tout son temps au travail. Son besoin de sommeil limité en fait un exemple extrême, qui ne se compare qu’à certains dirigeants politiques (Napoléon, Chirac, Poutine…) à l’activité centrée sur leur fonction et pour qui dormir quatre heures relèverait du laisser-aller.
Bien entendu, l’idée que le travail ne saurait être « toute sa vie » est aujourd’hui répandue et c’est bien le Dr C. qui représente la mentalité actuelle. Si Marc Chagall disait que le travail n’était « pas fait pour gagner de l’argent, mais pour justifier sa vie », l’homme et la femme du XXIe siècle ont découvert d’autres moyens d’occuper leur temps, de s’épanouir et de s’approcher de cette « absence de douleur » qu’on appelle bonheur.
Pourtant, comme le confirme Fabian Maienfisch, du Secrétariat d’État à l’économie (SECO) à Berne, la génération X (née entre 1965 et 1980), puis la génération Y (1981-1996), la plus représentée parmi la population active, et enfin la génération Z (entre 1997 et 2012), qui dépasse 17% des personnes actives, ne donnent pas à ce jour l’impression de déployer moins d’activité professionnelle que leurs aînés les baby-boomers (1946-1964). En revanche, le différentiel de taux d’activité entre hommes et femmes est passé de 31% chez ces derniers à 10% chez les milléniaux, soit la génération Y. Autrement dit, l’effet « travailler moins pour vivre mieux » est perceptible, mais n’a pas (encore ?) pris un essor significatif. Pour Véronique Kämpfen, directrice à la Fédération des entreprises romandes, ce sont surtout les nouvelles formes de travail qui vont permettre d’exorciser la terrible formule « métro-boulot-dodo » popularisée au siècle dernier. « Le télétravail, dans plusieurs pays, a été instauré de manière massive, avec un inévitable retour de balancier postpandémie. Ce n’est pas du tout le cas en Suisse, où il est stabilisé à quelque 37% dans toutes les catégories concernées. Le choix intelligent a été de panacher tout de suite entre présence et télétravail ; la question des frontaliers a aussi pu être réglée : ils peuvent également télétravailler durant deux jours par semaine au maximum, sans incidences fiscales ni sur leur assujettissement aux assurances sociales. »
Capital humain
Autre aménagement, le temps partiel. « Il est très répandu chez les femmes, avec un taux stable : 58,7% des travailleuses y recourent, et l’on constate que ce taux augmente parmi les hommes, passant de 13% en 2010 à 20,5% en 2024. Naturellement, en fonction du pourcentage de temps de travail, les implications sur la LPP sont notables », poursuit Véronique Kämpfen. La rédactrice en chef d’Entreprise romande, journal de la FER, précise que nombre de jeunes Suisses, quand ils en ont les moyens, privilégient l’harmonie et l’épanouissement personnel ou familial, plutôt que de viser des revenus élevés. « Selon plusieurs études étayées, la motivation salariale n’arrive qu’en troisième position », précise-t-elle, ajoutant que l’envie de travailler n’est pas moindre que celle de leurs aînés, mais que les jeunes se sentent plus libres de formuler leurs vœux, le sujet de l’organisation du travail n’étant plus tabou. « Dans un marché tendu, les employeurs doivent faire preuve de souplesse. » La technologie et l’intelligence artificielle vont-elles créer des emplois ou en supprimer ? Dominik Hauri, analyste au SECO, estime que la Suisse est l’un des pays les mieux préparés : « Elle est bien positionnée, comme le montre le classement de l’AI Preparedness Index établi par le Fonds monétaire international (FMI). Venant juste après Taiwan et Singapour, elle occupe la 3e place sur 186 dans le sous-indice relatif au capital humain et à la politique du marché du travail. La flexibilité de ce dernier et la perméabilité de son système de formation lui offrent des conditions-cadres qui ont déjà fait leurs preuves par le passé. »
Même si l’IA n’est pas encore omniprésente, le SECO constate qu’elle a aussi induit de nouvelles tâches et que le volume de l’emploi est resté stable dans l’ensemble. Véronique Kämpfen, citant The Economist, ajoute que les engagements de traducteurs expérimentés ont crû de 7% depuis l’introduction de l’IA, supposée rendre cette fonction obsolète. La valeur ajoutée humaine a donc de l’avenir.
Serpent de mer
Un autre serpent de mer refait parfois surface : l’instauration d’un revenu universel. Si cette option chère à la gauche est combattue par les défenseurs de la responsabilité individuelle et de l’économie – un projet a d’ailleurs été refusé par Berne –, un pavé dans la mare a été jeté par une étude lancée en 2021 par une association privée, sous la houlette de l’Institut allemand de recherche économique (DIW Berlin). Les résultats de cette enquête ont été analysés séparément par plusieurs universités européennes.
De juin 2021 à mai 2024, 122 personnes en Allemagne ont reçu 1200 euros par mois pendant trois ans. L’expérience a montré que les bénéficiaires n’avaient pratiquement pas modifié leur comportement professionnel, même temporairement, ni significativement réduit leur temps de travail. Plus d’un tiers des paiements reçus ont été épargnés, soit deux fois plus que ceux du groupe de comparaison. Quant à leur satisfaction de vie, également mesurée, elle a augmenté de 42%. Néanmoins, et c’est l’Observatoire international des politiques publiques (IPPO) britannique qui le dit, sur la quarantaine d’études de ce genre menées dans divers pays de l’OCDE, ni celle-ci ni aucune autre n’a permis d’étayer une véritable démonstration d’efficacité du revenu universel, en raison du faible nombre de participants et de la concentration systématique sur les ménages modestes et non sur l’ensemble de la population. ■