« L’anticipation est la clé pour changer le monde »

Physicienne réputée, fondatrice de startup, professeure à l’EPFL, créatrice du MIT Daylighting Lab au Massachusetts Institute of Technology, grande spécialiste de la lumière naturelle dans l’architecture et artiste, Marilyne Andersen vient de prendre la tête du Geneva Science and Diplomacy Anticipator (GESDA), qui organise son grand colloque annuel du 15 au 17 octobre à Genève.

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(EPFL - Alain Herzog)
Marilyne Andersen, la nouvelle directrice de l’organisation Geneva Science and Diplomacy Anticipator.

À quoi ressemble le monde selon Marilyne Andersen ?

À un espace en mutation accélérée, un lieu où les transformations se produisent à un rythme que l’histoire humaine n’a jamais connu, et peut-être même que l’histoire géologique de la Terre elle-même n’a jamais enregistré. Quand je dis « jamais », ce n’est pas à la légère. Nous sommes confrontés à une convergence de changements technologiques, scientifiques, sociaux et environnementaux qui s’entrecroisent et s’amplifient. Le philosophe William MacAskill a fait une observation frappante : en dix ans, nous connaîtrons autant de changements qu’au cours d’un siècle. En d’autres termes, ce que nous vivrons de 2025 à 2035 pourrait être aussi radicalement différent que ce que le monde a connu entre 1925 et 2025. Et si l’on se replace en 1925… c’était un autre monde ! Imaginer un bouleversement d’une telle ampleur en seulement dix ans est à la fois fascinant et effrayant.

En quoi cette rapidité effraie-t-elle et fascine-t-elle ?

En ce qu’elle dépasse notre capacité naturelle d’adaptation. Nos institutions, nos systèmes politiques et démocratiques, nos modèles de gouvernance sont conçus pour la lenteur et la stabilité. Alors qu’il nous faudrait une agilité quasi instantanée pour suivre le rythme de ces changements. C’est un peu comme si nous essayions de piloter un vaisseau spatial en pleine accélération avec les commandes d’un bateau à rames. Nous avons la destination en vue, mais le moyen pour l’atteindre n’est pas adapté. Cette lourdeur institutionnelle devient problématique lorsqu’on parle d’intelligence artificielle, de biotechnologie, de transformation du climat ou même des changements sociaux induits par la longévité accrue. Le risque est double : non seulement ne pas profiter pleinement des bénéfices, mais subir les conséquences négatives de ces innovations.

Et comment le Geneva Science and Diplomacy Anticipator (GESDA) intervient-il dans ce contexte ?

Le GESDA a été créé pour répondre à ce défi précis. Fondé officiellement en 2019 par le Conseil fédéral, le Département des affaires étrangères et le Canton de Genève, avec le soutien de la Ville de Genève, et actif depuis 2020, il a pour vocation de créer un dialogue anticipatif entre la science, la diplomatie et la société. Nous identifions les technologies émergentes et les avancées scientifiques qui auront un impact majeur dans les cinq, dix ou vingt-cinq prochaines années. Ensuite, nous organisons des conférences, des ateliers, des débats, des semaines immersives et des rencontres stratégiques pour relier scientifiques, diplomates, décideurs politiques, entreprises et ONG. L’objectif est double : fournir une compréhension approfondie des transformations à venir, mais aussi créer une culture de l’anticipation. Si nous n’effectuons pas ce travail, nous risquons de subir ces changements au lieu de les orienter de manière réfléchie. Car une fois que la compétition mondiale est lancée, comme c’est déjà le cas avec l’intelligence artificielle, il devient très difficile de prendre du recul et de mettre en place des règles de gouvernance ou de régulation. En revanche, pour d’autres domaines comme l’informatique quantique, ou encore l’interface personne-machine, aujourd’hui surtout utilisée à des fins thérapeutiques, il est encore possible de réfléchir en amont et d’anticiper les usages. Pour cela, nous avons créé le Radar, qui se base sur un travail de longue haleine avec presque 2500 scientifiques de haut niveau dans le monde, et qui regroupe et décrit les découvertes scientifiques à venir. Il doit être lisible et engageant pour les spécialistes, mais aussi compréhensible pour des non-experts. L’idée est de donner à chacun les clés pour anticiper et agir.

Quels sont les principaux axes de réflexion de GESDA ?

D’année en année, nous identifions avec la communauté scientifique une quarantaine de domaines scientifiques à anticiper de manière prioritaire dans le Radar parmi les 5 grands axes que nous nous sommes fixés, liés à la nature humaine, à notre vie en société, notre relation à l’environnement, à la représentation (numérique) du monde et aux sciences plus fondamentales. Nous mettons aussi en avant un nombre plus limité de thématiques phares, cette année au nombre de neuf : intelligence artificielle et technologies quantiques, augmentation cognitive, biologie humaine et biologie synthétique, longévité et santé, écologie et durabilité, géopolitique des sciences et technologie, linguistique, nouveaux paradigmes en mathématiques, et enfin et peut-être surtout, transformation sociale. Ce qui est fascinant en effet, c’est la manière dont ces différentes thématiques interagissent. Un changement en biologie ou en IA ne reste jamais confiné à la science, il a des implications sociales, économiques, politiques et éthiques. Par exemple, prolonger la vie humaine ne modifie pas seulement la santé individuelle ; cela transforme nos systèmes de retraite, la répartition des ressources, notre rapport au travail et à la société. Notre mission est de permettre aux décideurs d’anticiper ces effets de manière éclairée.

La géopolitique joue-t-elle un rôle dans vos travaux ?

Absolument. Aujourd’hui, deux pays dominent la course aux avancées technologiques majeures notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle : les États-Unis et la Chine, même si l’Europe et la Suisse ont un rôle stratégique à jouer aussi. Celui de GESDA n’est pas de définir une vision géopolitique, ni de dire ce qui est bien ou mal, mais de fournir des outils d’anticipation et des analyses scientifiques de manière ouverte et accessible notamment en incluant les nombreux acteurs concernés au-delà des usual suspects. Par exemple, en identifiant les technologies critiques et leur potentiel impact social, nous pouvons aider les décideurs à prendre des mesures de régulation ou de gouvernance en conséquence avant qu’il ne soit trop tard. La science tire sa force de ses fondements, basés sur la preuve, ce qui lui donne une dimension objective et commune, précieuse pour naviguer dans un monde de plus en plus polarisé.

Vos démarches portent-elles déjà leurs fruits ? Constatez-vous une influence réelle ?

On observe déjà une confiance importante de la part de nos partenaires et entités, tant au niveau suisse qu’international. En Suisse, nous travaillons étroitement avec nos fondateurs, le Conseil fédéral et le Département des affaires étrangères, ainsi qu’avec les autorités genevoises, le gouvernement et la ville. À l’échelle internationale, nous collaborons avec la Genève internationale, en particulier avec les organisations présentes sur place, comme les Nations Unies. Nous avons des contacts privilégiés et fréquents, par exemple avec le Conseil de sécurité de l’ONU ou son Scientific Advisory Board, dont nous sommes une institution partenaire. Contribuer aux Science Briefs pour l’ONU, participer à des discussions stratégiques, ou encore avoir été impliqués dans le The Pact for the Future, sont autant de portes d’entrée nous permettant d’avoir un impact réel sur la manière dont les avancées scientifiques sont prises en compte dans la diplomatie et la politique internationale.

 Un changement en biologie ou en IA ne reste jamais confiné à la science, il a des implications sociales, économiques, politiques et éthiques. 

Et sur les plans scientifique et académique ?

Là aussi, nous voyons des résultats. Je l’ai dit, pas loin de 2500 scientifiques dans le monde contribuent activement à nos travaux. Cela montre qu’en menant un travail sérieux et rigoureux, nous avons réussi à établir un réseau très riche, à la fois ancré dans l’académie et dans la diplomatie.

Et avec le secteur privé ?

Nos relations avec lui sont tout aussi importantes. C’est lui qui permet souvent de passer de la réflexion à l’action concrète. Et il dialogue avec nous sans qu’il y ait de transaction commerciale : nous ne vendons rien pour l’instant. Certains partenariats vont plus loin, comme à travers le Open Quantum Institute, une initiative concrète dans le domaine quantique que nous avons officiellement lancée avec le CERN en 2023 avec le soutien d’UBS. De manière générale, ce genre d’initiatives émanant d’une vision commune de « science pour tous » et d’un processus impliquant de multiples acteurs de secteurs différents – académique, politique, industriel – à travers des échanges qui permettent de sentir la tension entre ce qui va se passer dans le futur et les besoins très immédiats du marché, pour se concrétiser ensuite à travers de nouveaux modèles de gouvernance et de collaboration.

Êtes-vous en contact avec les grandes figures de la Tech, comme Sam Altman, créateur de ChatGPT, ou encore Google ou Microsoft ?

Nous avons des contacts directs avec certaines personnes clés dans ces entreprises, notamment Microsoft et Google, qui ont d’ailleurs été parmi les premières à lancer des initiatives autour des soins et de la longévité, un sujet qui est aujourd’hui devenu central.

La longévité est donc un thème clé pour vous ?

Oui, de manière proactive dans nos activités d’anticipation, mais c’est aussi un thème qui émerge comme étant important aux yeux des citoyens. Nous avons notamment pu l’observer à travers un de nos projets, actuellement présenté à l’Exposition universelle d’Osaka dans le Pavillon suisse. Réalisée en collaboration avec le laboratoire eM+ à l’EPFL, l’installation interactive et immersive invite les visiteurs à entrer dans l’univers du Radar et de l’anticipation scientifique. À travers une série de questions, les spectateurs peuvent explorer des scénarios futurs à cinq, dix ou vingt-cinq ans, sur les thèmes qu’ils choisissent, et lier une émotion à leur expérience. Sur un demi-million de visiteurs à ce jour, le thème le plus choisi est en l’occurrence la longévité, associée d’ailleurs à l’émotion de la joie. Cela montre à quel point ces questions, à la croisée de la science, de la technologie et de l’expérience humaine, résonnent profondément avec le public.

La parole scientifique a été mise à mal, voire menacée, ces dernières années, surtout depuis le Covid et dans certains pays comme les États-Unis, notamment sur la question du changement climatique. Comment vivez-vous cela dans une organisation basée sur la science et la recherche ?

Il y a deux forces qui fragilisent la confiance dans la science. La première est externe : des acteurs économiques ou politiques peuvent remettre en question des résultats scientifiques pour protéger leurs intérêts. La seconde est interne : la science est par nature questionnable et évolutive. On ne peut jamais être sûr à 100%, et chaque résultat doit être vérifié et reproduit. Le problème est que le public confond souvent opinion et preuve scientifique. Dans le cas du Covid ou du climat, les résultats initiaux doivent être ajustés au fur et à mesure que les données arrivent. Cela peut donner l’impression d’un flottement, mais c’est précisément la méthode scientifique : évoluer avec la preuve. En cela, la science est claire : le climat change rapidement. Mais la lenteur institutionnelle, la résistance naturelle au changement quel qu’il soit et le scepticisme d’opinion retardent l’action. Chaque année de retard coûte cher en vies humaines, en ressources et en stabilité. Pour ne pas se retrouver systématiquement face à une situation d’urgence, GESDA cherche à offrir un cadre pour que les décideurs puissent agir avant que la compétition ne devienne féroce ou qu’une crise ne devienne irréversible. Mais nous devons aussi apprendre à filtrer le bruit médiatique et le sensationnalisme. Les messages alarmistes attirent plus l’attention, mais ils ne produisent pas forcément de solutions.

Vous êtes une scientifique réputée, mais vous cultivez également une fibre artistique que vous exploitez pour parler de la lumière, le grand thème de votre vie.

Cela a commencé avec mon intérêt pour la lumière naturelle, qui est une véritable passion depuis mon master. Y être exposée suffisamment fait partie de mes besoins quotidiens et c’est un domaine que j’ai exploré scientifiquement pendant longtemps. Artistiquement, cela se traduit par des projets comme « Droit au jour » – qui vient d’être exposé au mudac à Lausanne aux côtés de « Circa Diem », qui rejoindra le MIT Museum fin octobre et pour presque un an. À travers ces dispositifs, j’explore la relation entre lumière naturelle, rythmes circadiens et bien-être. Dans « Droit au jour », les visiteurs découvrent leur chronotype, leur sensibilité saisonnière, et se projettent dans une société fictive où le droit à la lumière du jour serait légalisé. Ils reçoivent une carte fictive de « priorité au jour », qui les place dans un monde où l’accès à la lumière et aux espaces extérieurs – terrasses, bords publics – dépend de leurs besoins biologiques. L’idée est de réfléchir à la justice et à l’adaptation de la société à nos rythmes naturels. Dans « Circa Diem », qui veut littéralement dire « environ une journée », les visiteurs vivent un jour condensé en sept minutes, avec un cycle de variations lumineuses qui parlent de nos besoins biologiques. Le bleu le matin, le blanc à midi, le rouge le soir, le noir la nuit. Pendant cette course solaire immersive, quatre moments magiques se produisent grâce à des lentilles spéciales développées avec un laboratoire et une startup de l’EPFL qui réfractent la lumière pour créer des images éphémères. Avec ces installations, je cherche à partager des découvertes scientifiques à travers une expérience poétique, personnelle et faisant appel à nos émotions, plutôt qu’étant fondée sur des explications.

 Il reste encore une fenêtre pour agir correctement, pour transformer le monde de manière positive. 

IA, climat, défiance envers les scientifiques… on est plus dans les ténèbres que dans la lumière. Avez-vous toujours foi en l’avenir ?

Oui, car je suis naturellement optimiste. Je crois que c’est essentiel pour ce que nous faisons. Est-ce que je pense qu’on va y arriver ? Oui, mais ça dépend à quoi exactement. Il reste encore une fenêtre pour agir correctement, pour transformer le monde de manière positive. On peut contribuer à cette transformation, et c’est ce que j’espère : qu’on le fasse bien, qu’on fasse les choses de manière juste et réfléchie. C’est pour ça que nous effectuons ce travail à GESDA, pour pouvoir mettre en garde et ainsi permettre aux décideurs d’orienter les changements vers le meilleur, pas seulement les subir. On se trouve vraiment à un tournant. L’humain a toujours œuvré à aller plus loin, plus vite, plus fort bien sûr, mais là, l’impact potentiel de nos actions sur ce que nous sommes et comment nous vivons est considérable. Contribuer d’une manière ou d’une autre à ce tournant de manière positive est une opportunité unique.

Vous comprenez que certains progrès puissent susciter l’inquiétude ?

L’IA est une arme à double tranchant, c’est vrai. Elle peut accomplir des merveilles, mais elle peut aussi causer des dommages considérables si on ne s’en occupe pas correctement. Ce qu’il ne faut surtout pas, c’est subir ces changements en se disant qu’on ne peut rien faire. Au contraire, chacun de nous peut agir dans sa sphère d’influence. Chaque décision compte, même si elle semble modeste. L’essentiel est de ne pas se complaire dans le confort ou de se culpabiliser pour chaque petit écart. Agir en conscience, c’est ça qui compte.

Donc votre optimisme, c’est un optimisme actif  ?

Exactement. J’essaie de ne pas tomber dans un optimisme naïf ou passif grâce à la conviction que nous avons le pouvoir d’influencer, de contribuer, de faire juste, chacun et chacune à notre échelle propre. Et que même face à des transformations rapides et parfois inquiétantes, il est possible de les orienter de manière positive et donc nécessaire de s’y atteler. Il ne s’agit pas de tout contrôler, mais de participer, d’agir et de saisir les opportunités uniques que ce moment historique nous offre. ■