Des murs qui se souviennent

Issus de l’aéronautique, les matériaux à mémoire de forme font aujourd’hui leur entrée dans le bâtiment. Grâce à leurs propriétés adaptatives, ces alliages permettent de concevoir des façades intelligentes et des structures réactives, ouvrant la voie à une nouvelle génération de bâtiments passifs, intelligents… et presque vivants.

Et si les murs pouvaient réagir ? S’adapter à la chaleur, s’ouvrir à la lumière, respirer selon l’humidité… Dans ce contexte d’effervescence technologique, les matériaux à mémoire de forme attirent de plus en plus l’attention des concepteurs du bâti. Ces alliages intelligents ouvrent la voie à une architecture réactive, où façades et structures s’ajustent d’elles-mêmes à l’environnement. Leur particularité : se souvenir de leur forme initiale. Une propriété rendue possible grâce à leur structure interne, capable de subir une déformation temporaire, puis de reprendre sa géométrie d’origine en réponse à un stimulus. Ce dernier peut être thermique (changement de température), mécanique (contrainte), électrique ou magnétique, selon la nature du matériau.

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(Visuel conceptuel : OpenAI)
Ce bâtiment conceptuel présente une enveloppe constituée de panneaux triangulaires métalliques, conçus pour réagir aux variations de lumière ou de température. Inspirés des matériaux à mémoire de forme, ces éléments modulaires peuvent se déformer de manière contrôlée, offrant une régulation passive du confort intérieur et une nouvelle expressivité architecturale.

On distingue principalement deux grandes familles : les alliages métalliques et les polymères. Les premiers – comme le célèbre Nitinol, à base de nickel et de titane – se caractérisent par une robustesse et une élasticité remarquables. Ils ont longtemps été utilisés dans les secteurs médical et aérospatial. Les seconds, plus légers et souvent moins coûteux, ouvrent la voie à des applications variées dans la construction, notamment dans les enveloppes ou les systèmes de ventilation. Concrètement, le principe repose sur un changement de phase cristalline. Dans le cas des métaux, la transition entre les phases martensitique et austénitique permet au matériau de retrouver sa forme « mémorisée ». Cette capacité de déformation contrôlée, sans recours à des mécanismes classiques, en fait un candidat idéal pour créer des éléments architecturaux mobiles, légers et économes en énergie.

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(Visuel conceptuel : OpenAI)
Ce bâtiment conceptuel présente une enveloppe constituée de panneaux triangulaires métalliques, conçus pour réagir aux variations de lumière ou de température. Inspirés des matériaux à mémoire de forme, ces éléments modulaires peuvent se déformer de manière contrôlée, offrant une régulation passive du confort intérieur et une nouvelle expressivité architecturale.

Formes pliables

Longtemps cantonnés aux laboratoires ou à l’aéronautique, ces alliages à comportement programmable s’invitent peu à peu dans l’enveloppe du bâtiment. Leurs propriétés réversibles en font des alliés de choix pour développer des éléments adaptatifs, capables de réagir aux variations de l’environnement sans système motorisé. Une réponse innovante aux enjeux d’efficacité énergétique et de confort intérieur.

Parmi les applications explorées figurent notamment les rideaux de façade autoréglables. Intégrés à la structure extérieure, ces dispositifs modifient leur géométrie en fonction de la température ou de l’ensoleillement. En se rétractant ou en s’ouvrant légèrement, ils régulent l’apport solaire, réduisent les besoins en climatisation et prolongent la durée de vie des matériaux exposés. Certains prototypes permettent même une ventilation passive, en créant des ouvertures temporaires au gré des besoins thermiques.

Autre domaine prometteur : les ouvertures thermosensibles. Grâce à des actionneurs polymères, certaines fenêtres peuvent s’ouvrir automatiquement lorsque la température dépasse un seuil critique, assurant une aération naturelle sans aucune intervention humaine. Ce type de système pourrait, à terme, remplacer une partie des capteurs, vérins ou automatismes traditionnels.

Enfin, les structures déployables ou temporaires profitent aussi de ces propriétés mécaniques inédites. Qu’il s’agisse de pavillons, d’abris de chantier ou d’installations mobiles, la capacité des matériaux à changer de forme de manière prévisible permet d’imaginer des formes pliables, transportables, puis stabilisées sur site sans machinerie lourde. Une perspective intéressante, notamment pour les interventions d’urgence ou l’architecture nomade.

Projets pilotes

Partout dans le monde, des laboratoires d’architecture et de génie civil testent les possibilités offertes par ces matériaux. L’Université de Stuttgart a ouvert la voie à des enveloppes capables de s’ouvrir et se fermer selon l’atmosphère ambiante. Réalisé à partir de 2013 par l’Institute for Computational Design and Construction (ICD), le HygroSkin – Meteorosensitive Pavilion – expérimentait une enveloppe capable de réagir aux variations d’humidité. Sans moteur ni électronique, ses alvéoles en bois jouaient le rôle de capteurs et d’actionneurs à la fois. Dix ans plus tard, en 2023, l’ICD présentait Arboretum – Our world made of wood au Domaine de Boisbuchet (France). Cette installation prolongeait l’exploration du bois comme matériau réactif et durable, porteur d’une vision d’architecture adaptative où la matière elle-même devient vectrice de mouvement. Plus récemment, l’institut ILEK (Institut für Leichtbau, Entwerfen und Konstruieren) a conçu des modules de façade intégrant des polymères thermosensibles, fonctionnant sans moteur ni électronique embarquée. À Boston, le MIT a expérimenté des membranes de toiture autorétractables pouvant réagir à la chaleur urbaine.

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(Mainifesto / Kinetic Facades)
Image de synthèse montrant une façade cinétique inspirée du mouvement, à la frontière entre design paramétrique, technologie motorisée et matériaux réactifs. Elle évoque la nouvelle génération d’enveloppes architecturales capables de transformer la lumière, d’adapter la forme perçue et de redéfinir le rapport entre bâtiment et environnement.

Aussi en Suisse

En Suisse, les recherches restent discrètes, mais prometteuses. L’Empa, laboratoire de recherche interdisciplinaire à Dübendorf, s’intéresse depuis plusieurs années à l’intégration de matériaux intelligents dans le bâti. Si les matériaux à mémoire de forme ne sont pas encore déployés à grande échelle, certains projets pilotes menés en collaboration avec de hautes écoles – notamment du côté de la Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften (ZHAW) ou de l’EPFL – visent à explorer leur potentiel dans les domaines de la ventilation naturelle ou de la régulation thermique passive. Cette dynamique de recherche est soutenue par plusieurs institutions suisses. « Les polymères stimuli-réactifs sont au cœur de nos recherches : ce sont des matériaux capables de modifier certaines de leurs propriétés – forme, rigidité, transmission – en réponse à un signal externe, explique Christoph Weder, directeur du département de chimie des polymères à l’Adolphe Merkle Institute à Fribourg. Cette capacité les rend particulièrement prometteurs pour des applications architecturales, notamment dans les enveloppes de bâtiments. »

Convergence des défis

De son côté, Tanja Zimmermann, directrice de l’Empa, souligne : « À l’Empa, nous nous engageons à faire le pont entre innovation matérielle et durabilité. Les matériaux fonctionnels intelligents, comme ceux à mémoire de forme, ouvrent des voies intéressantes pour concevoir des bâtiments plus réactifs et moins dépendants des systèmes mécaniques conventionnels. »

Faire dialoguer recherche fondamentale, design architectural et contraintes constructives reste un défi. Les matériaux doivent être fiables, répétables dans leur comportement et adaptés aux cycles de dilatation ou aux amplitudes thermiques. Mais l’intérêt croissant des architectes et des entreprises pour des solutions passives et résilientes accélère leur adoption expérimentale.

Si les matériaux à mémoire de forme suscitent l’enthousiasme, leur intégration à grande échelle dans la construction reste encore balbutiante. Les coûts de production, la nécessité d’un comportement reproductible sur le long terme, ainsi que l’adaptation aux contraintes normatives freinent leur adoption industrielle. À cela s’ajoutent les interrogations sur la recyclabilité, la durabilité en conditions réelles et la compatibilité avec les autres composants d’une façade ou d’un système constructif.

Pourtant, le contexte énergétique et climatique pousse à innover. Dans un monde en quête de sobriété et d’efficacité, les matériaux capables de s’adapter sans intervention humaine ni apport énergétique continu séduisent. Moins de moteurs, moins d’électronique, moins de maintenance : l’intelligence passive du matériau rebat les cartes de la conception. À terme, ces solutions pourraient compléter ou remplacer certains automatismes actuels dans les bâtiments tertiaires, les logements évolutifs ou encore les installations temporaires en milieu extrême.

Leur déploiement passera par des domaines ciblés avant d’atteindre des programmes plus larges. Enveloppes de bâtiments techniques, serres urbaines, abris adaptatifs ou édifices publics expérimentaux pourraient constituer les premières vitrines visibles. Et avec l’essor du smart building, la fusion entre matériaux réactifs, capteurs et algorithmes de régulation laisse entrevoir un bâti plus réactif, plus sobre — voire plus « vivant ». L’avenir est peut-être déjà plié… dans la mémoire des matériaux.