Vieillir en ville ? C’est notre avenir !

Seuls 14 % des Genevois de plus de 80 ans vont en EMS. Et jusque-là ? A leur domicile ! Si les services et les appartements sont adaptés, c’est moins le cas dans la rue, où un trottoir trop haut ou un banc sans accoudoirs devient un tel obstacle qu’il limite les sorties, entraînant une perte d’autonomie qui mène droit à l’EMS. Des « détails » qui, avec le vieillissement de la population, deviennent des enjeux de société, qui nous concernent tous. Petit tour d’horizon de ces petites choses qui rendraient la vie plus belle aux aînés d’aujourd’hui et de demain.

Buffet de la Gare de Lausanne, 17 h 30, un jeudi d’octobre. Une dame attend la personne qui devait la ramener à son domicile, à Montreux. En vain. Elle décide de prendre un taxi. « Les trains ? Mais ils ne sont pas tous surbaissés sur cette ligne, alors je ne peux pas monter. » De la porte battante du Buffet à celle du taxi, dans la cohue des heures de pointe, slalomant entre les potelets anti-stationnement, cherchant le trottoir sécurisant désormais remplacé par des marquages au sol, c’est un parcours du combattant que cette alerte personne de tout juste 90 ans, ancien cadre dans une grande banque, affronte en habituée, tout en racontant son quotidien. « J’ai perdu beaucoup de mobilité suite à un problème de santé il y a deux ans, dit-elle en se déplaçant avec des béquilles et des chaussures orthopédiques. Je suis venue voir un ami à Lausanne qui a eu la gentillesse de m’apporter des livres. Sans penser à quel point cela serait un fardeau pour moi. Disons que c’est une expérience que je ne renouvellerai pas. La prochaine fois, il viendra chez moi. » Aller voir un ami à Lausanne quand on habite Montreux? Banale escapade pour vous et moi. Grosse aventure pour cette dame qui fut, comme vous et moi, active et valide. Qui a, comme vous et moi, des amis, de l’énergie à revendre, un certain goût pour la lecture et une conversation qu’on poursuivrait bien au-delà des quelques mots échangés. Et qui met toutes les difficultés à évoluer en ville sur le compte de ses problèmes de santé – et eux seuls.

C’est là que réside le problème : personne ne veut se préoccuper d’améliorer l’espace public pour tous parce que personne ne se projette dans une situation de vieillesse ou de handicap : comment dès lors se rendre compte de ce qui cloche ?

Le diable est dans le détail

« C’est là que réside le problème : personne ne veut se préoccuper d’améliorer l’espace public pour tous parce que personne ne se projette dans une situation de vieillesse ou de handicap : comment dès lors se rendre compte de ce qui cloche ? » souligne Hans-Peter Graf, secrétaire de la Plate-forme des associations d’aînés de Genève et animateur du Groupe de projet Habitats Seniors. C’est une fois qu’on est entravé dans sa mobilité qu’on se rend compte des difficultés, y compris – surtout ! – dans son propre quartier que l’on croyait connaître par cœur. Et des entraves, il y en a. Rien de spectaculaire ! En Suisse, les normes pour handicapés sont sévères et bien appliquées. Les trottoirs sont en principe surbaissés, les accès aux lieux publics sont pensés pour tous. Pas de quoi donc soulever des hordes d’aînés aux revendications démesurées ! Non, ici aussi, le diable est dans le détail. « Les obstacles sont souvent minimes, à tel point que, pris un par un, ils n’en sont pas vraiment à nos yeux. C’est l’addition de toutes ces petites choses, qui finissent par devenir une montagne souvent synonyme de perte de sécurité : des feux piétons qui passent au rouge trop vite entre chez soi et l’épicier, trois marches à franchir dans le trolley pour se rendre chez le médecin, des W.-C. publics inutilisables dans les parcs – il n’y a jamais de papier dans les toilettes Rolls-Royce de Genève ! –, des bancs publics sans accoudoirs pour se relever... », énumère Hans-Peter Graf.

Le cumul de deux ou trois de ces « détails » autour du domicile peut suffire à enclencher le processus fatidique. « Désécurisés, les aînés sortent moins volontiers, leur isolement s’accroît et leur dépendance est plus rapide », rappelle Pierre-Marie Chapon, chargé du secteur Maisons de retraite à l’ICADE, une société foncière et immobilière française qui construit une maison de retraite sur cinq en France, et un hôpital sur deux*.
L’engrenage de la perte d’autonomie dépend aussi étroitement du type de quartier où l’on vit. L’ICADE a voulu le mesurer sur le terrain, en équipant de GPS des femmes âgées de 80 ans et plus, les unes vivant dans un quartier bien centré, les autres en périphérie, afin d’observer leurs déplacements. « Pour les femmes vivant dans un quartier bien centré, 75 % des déplacements se font dans un rayon de 500 m, 91 % se font à pied et ils ont lieu plusieurs fois dans la journée. Pour les femmes vivant dans un quartier excentré, 40 % des déplacements se font à pied, 15 % des personnes font moins de deux sorties par jour. » Le mythe de la maison de retraite au milieu des champs, « au calme », en prend un coup. Encore une vision de « valide », qui n’arriverait pas à se projeter dans sa vieillesse à venir ? « Très certainement, puisque une maison de retraite sur trois est située hors des réseaux de trans-ports publics en France, une sur quatre est à plus de 500 m du premier commerce. » Tout se passe comme si la vieillesse impliquait forcément une sorte de retour à la nature et au calme après une vie active bien remplie.

* Conférence du 2 juillet 2009 à la Maison des Associations à Genève. Organisation : EcoAttitudes.

Le fantasme de la villa

Si la Suisse ne partage pas tout à fait les mêmes soucis avec son dense tissu de villages et de petites villes (en Suisse, cinq millions de personnes vivent à moins de 350 m d’un magasin d’alimentation, et 75 % de la population vit en agglomération), elle sera, elle aussi, confrontée au vieillissement des quartiers périurbains de villas. La maison individuelle pour la retraite reste un fantasme pour 80 % des 50-59 ans. Mais, chez les plus de 70 ans, 41 % veulent un appartement, 37 % le souhaitent au centre-ville. Alors que les actifs ne sont que 24 % à s’imaginer vieillir en ville. Peut-être parce que ces derniers ne se rendent pas compte d’un fait pourtant avéré : « Les habitants ont dans les quartiers de villas une dépendance marquée à la voiture, et quand on ne peut plus conduire, on ne se déplace plus et c’est de nouveau l’engrenage de la dépendance qui s’enclenche », relève Pierre-Marie Chapon.

Le réflexe seniors n’est pas dans les mentalités.

Avec son collègue Henri Chapouthier, chargé des questions de développement durable à l’ICADE, les deux chercheurs se sont aussi penchés sur les quartiers durables, si souvent cités comme exemple d’un urbanisme respectueux de ses habitants et de leur environnement, et donc modèle d’avenir. Sont-ils plus aînés-compatibles qu’ailleurs ? Leurs observations démontrent que ce n’est pas le cas. Les personnes qui ont porté ces projets novateurs sont des pionnières, pleines d’énergie et de convictions – donc d’autant moins capables de se projeter dans la vieillesse qui demeure synonyme de déclin et de dépendance. Il y a fort à parier pourtant que des adaptations seront nécessaires à l’avenir, relatent les chercheurs, qui listent les futurs soucis de Vauban à Fribourg-en-Brisgau, en Allemagne. Pour l’heure, les concepteurs de nouveaux quartiers dans la région de Genève n’ont pas pris langue avec les associations type Pro Senectute, parce que le réflexe seniors n’est pas dans les mentalités. Et Hans-Peter Graf de formuler : « Je connais une femme très handicapée en chaise roulante qui vit seule de façon autonome : ce n’est donc pas le handicap lui-même qui restreint l’autonomie, c’est l’inadaptation de l’environnement qui est en cause. Je pense que cela est valable aussi pour les aînés. » Une meilleure prise en compte des besoins des aînés dans les processus d’aménagement ne rendra pas les EMS obsolètes, mais elle suffirait pour déjouer l’engrenage de la dépendance. Et lorsqu’on sait que le coût global d’une chambre en EMS s’élève à CHF 10 000.– par mois, on mesure les substantielles économies de prise en charge qui pourraient à l’avenir être réalisées, à l’échelle de la société tout entière.

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